« Hidden Paradise » d’Alix Dufresne et Marc Béland
Cette performance de théâtre et de danse qui date de 2019 et est signée Alix Dufresne et Marc Béland, interprétée à Paris par la co-auteure et Frédérice Boivin, traite de manière absurde de la question économique et politique des paradis fiscaux en général et de l’évasion fiscale au Canada en particulier.
Quelques années après les révélations du « lanceur d’alerte » Julian Assange, fondateur de WikiLeaks, sur la fuite des capitaux et la corruption à l’échelle planétaire, un entretien radiophonique du 9 février 2015 entre la journaliste Marie-France Bazzo et le philosophe Alain Deneault sur l’évasion fiscale sert de point de départ à la création chorégraphique d’Alix Dufresne et Marc Béland. En un premier temps, le document audio est diffusé tel quel, sur des baffles passés de mode fixés sur roulettes faisant tantôt office de podium pour le duo, tantôt d’écran dissimulant des thermos destinés à les désaltérer en cours de route. Citons un passage du texte de Deneault : « Lorsque les écoles se détériorent, qu’une clinique ferme, qu’un viaduc s’effondre, qu’un festival perd une subvention, c’est à cause des paradis fiscaux. Source d’inégalités croissantes et de pertes fiscales colossales, le recours aux paradis fiscaux par les grandes entreprises et les particuliers fortunés explique en grande partie les politiques d’austérité. »
On ne sait si les brèves coupures de son à deux moments de l’écoulement relèvent de la panne technique ou constituent un gag en soi, tant le show est parfaitement rôdé plus d’une heure durant. La scénographie est réduite à un tapis de sol déroulé par les interprètes avant l’extinction des feux de la rampe non sans une légère hésitation sur la manière de procéder – et enroulé à la fin de la pièce. Après le passage de l’émission de radio, Alix Dufresne et Frédérice Boivin se chargeront de la rejouer, d’enfoncer le clou du signifié façon agitprop, de la réinterpréter de diverses façons. En la récitant, sachant par cœur les dialogues de l’une et de l’autre. En illustrant les propos par des mimiques, des postures, attitudes tout aussi éloquentes. Et, plus étonnamment, en dissociant texte et gestes, comme dans certaines œuvres d’avant-garde – on pense par exemple à la Marche des jongleurs, pièce de théâtre « discrépante » d’Isidore Isou montée par Jacques Polieri en 1954 et à la séparation entre la musique et la danse dans les collaborations de John Cage et de Merce Cunningham.
Galerie photo © David Ospina
Marc Béland a expliqué la démarche des auteurs : « Le principe de « l’italienne » où nous repassons un texte avant de le jouer m’intéressait. Cet exercice se fait en vitesse et sans intention, sans que l’on pousse sur quoi que ce soit. Je trouvais intéressant de faire subir le même sort à un texte sur scène, de le détacher de ce qu’il veut dire. Pour voir ce qu’il en reste. » Selon nous, cette méthode produit non seulement ses effets comiques mais, du fait même de la schize recherchée ou assumée, elle plonge petit à petit le public dans l’irréalité, l’étrangeté, le fantastique. Dès lors, le message, de politique devient poétique. Sa communication n’a plus l’importance, l’urgence, l’actualité de l’éveil, de l’alerte, de l’alarme. Ce qui suppose une grande maîtrise corporelle. Question pantomime, acrobatie, gymnastique, les deux danseurs assurent, récitant leurs dialogues dans les positions les plus saugrenues ou inconfortables. Pour ce qui est de leur prestation déclamatoire, l’audience a été épatée par la vitesse accélérée et la clarté vocale d’Alix Dufresne.
Cette accélération trouve son climax dans le passage de transe auquel parviennent les deux performers, stimulés par des notes aiguës de guitare électrique ou de synthétiseur. Les ralentis, les déformations, les distorsions ne sont pas là pour nous rassurer. Le comique se change en fantastique. Du carnavalesque on passe au caravagesque. Les corps s’affaiblissent, s’amollissent, s’alanguissent, les visages se défigurent, se dépravent, se difforment. Avant de disparaître sous le tapis, les deux danseurs sont déjà des ombres, des abstractions. Du paradis, on se retrouve en enfer.
Nicolas Villodre
Vu le 23 janvier 2024 au Théâtre Sylvia Monfort.
Catégories:
Add new comment