« Hidden Body » d’Anan Atoyama
La jeune chorégraphe lyonnaise interroge l’héritage de Kazuo Ohno par la danse contemporaine.
En 1977, le musicien Keiji Haino est dans la salle quand Kazuo Ohno crée son solo mythique, Admiring La Argentina, où le maître du butô invoque les impressions indélébiles, reçues lors d’un récital de la fameuse danseuse de flamenco. Il danse alors les émotions éprouvées un demi-siècle auparavant.
Quarante ans plus tard, Anan Atoyama fait résonner sur le plateau ce que Kazuo Ohno provoque en elle, alors qu’elle est certes Japonaise, mais nullement une bûtoka. Atoyama chorégraphie et interprète la danse contemporaine qu’elle invente. Comme Ohno, elle transpose et choisit la métaphore au lieu de la mimesis.
Mais une boucle sera bouclée, car Keiji Haino est à ses côtés. S’étant baladé à travers le rock, la noise music, les solos de percussion et le psychédélisme, il livre, en live, une synthèse de son vagabondage stylistique, conçu sur mesure pour Hidden Body. Derrière ses lunettes de soleil noires qu’il porte même en pleine performance, et donc dans une quasi-obscurité, ce compositeur sans attaches n’a pas d’âge non plus. Au cours du spectacle, l’homme-orchestre prendra finalement des airs de chamane, bondissant en agitant ses cymbales.
Ecrin cristallin
Hidden Body part à la recherche des résonances d’un Kazuo Ohno dans les corps de quatre jeunes interprètes contemporains, dont seule la chorégraphe est née au Japon, où elle a débuté par la danse classique. Comme pour ses pièces précédentes, Atoyama signe une scénographie simple mais somptueuse, plaçant le spectacle dans l’indicible poésie d’un écrin fait de quelques centaines de verres à vin, à cognac ou à champagne, dans un dialogue fécond avec les intrigants costumes du styliste avant-gardiste japonais Anrealage.
Dans une ambiance résolument nocturne, ces verres incarnent la transparence du corps d’Ohno, sa fragilité, son ambivalence entre le matériel et l’immatériel. Ainsi se crée un véritable paysage entourant les danseurs de Hidden Body, tel un pré cristallin reflétant les lumières d’une mégapole. Traversé par les danseurs, il représente un état d’attente ou un toucher possible, et donc à la fois un danger et une promesse de joie, plaçant la pièce sous haute tension sensuelle.
Entre ces reflets d’étoiles, des êtres éperdus se lovent, se portent, se cherchent ou s’écroulent dans une étrange paralysie intérieure. On ne saurait imaginer le cataclysme qu’ils viennent de traverser. On attribue souvent au butô d’être une réaction artistique à la destruction nucléaire à Hiroshima et Nagasaki. Ohno lui-même nommait comme l’une des sources la mort de ses camarades soldats, suite à la captivité à laquelle Ohno réussit à survivre, contrairement à la plupart de ses codétenus.
Galerie photo © Miho Matsumoto
La vie qui résiste
Sur le cimetière virtuel de Hidden Body, des êtres terrifiés entament leur lente reconstruction. On cherche le contact avec l’autre et avec les esprits, comme dans une cérémonie visant à cicatriser d’indicibles blessures. Sur ce voyage intérieur, ils sont accompagnés du chamane et sa panoplie d’instruments, électroniques ou acoustiques. On exprime des sentiments de plus en plus fins, doux, on redouble de gestes attentionnés et tendres, où les verres peuvent jouer leur rôle de passeur.
Progressivement, la vie reprend ses droits. Des fleurs blanches et ballons de baudruche transparents descendent des cintres et introduisent le lien avec les cieux. Une danse au ballon sautillant face au ventre évoque le retour de la fertilité, et un solo très agité prend des allures de possession joyeusement africaine. Au final, un parasol à mosaïque accompagne un dernier passage, rappelant la fameuse image dans Revelations d’Alvin Ailey, avant de se transformer en boule à facettes. Et Atoyama, couronnée de fleurs, se fige comme pour se rapprocher de Kazuo Ohno, pour être baptisée par Charles Ngombengombe, lui-même coiffé d’un chapeau de mariée.
Le corps caché peut donc être ce corps rêvé, supplanté par le corps officiel, le corps meurtri, le corps du danseur d’une autre époque et d’une autre culture. Ce corps, c’est le jour caché par la nuit comme la vie est un temps obscurcie par la mort, omniprésente. Cette résistance de la vie, si tenace dans le corps d’Ohno jusqu’à ses cent-trois ans, révèle ici toute sa beauté. Hidden Body montre que la nuit n’empêche pas une pièce d’être lumineuse et qu’elle l’est d’autant plus qu’elle ne nie rien de la difficulté à exister.
Thomas Hahn
Spectacle vu le 18 octobre au Centre Culturel Charlie Chaplin, Vaulx-en-Velin
Hidden Body
Chorégraphe : Anan Atoyama
Composition musicale : Keiji Haino
Costumes : Anrealage
Direction artistique : Anan Atoyama
Interprètes : Charles Ngombengombe, Francesca Cinalli, Shaula Cambazzu, Anan Atoyama
La compagnie Atou est en résidence longue au Centre Culturel Charlie Chaplin
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