Gerbes/Brandstätter créent « Yes No Maybe too » aux Hivernales
Dans un duo bucolique, le duo franco-allemand interroge le legs de la Judson Church à la danse contemporaine.
Chez Malgven Gerbes et David Brandstätter, aucune pièce ne ressemble à l’autre. Et pourtant leur théâtre chorégraphique documentaire constitue, de création en création, un ensemble aussi cohérent qu’unique dans le paysage chorégraphique. Grâce à un équilibre subtil entre les éléments biographiques et la qualité poétique des actions chorégraphiques, ils ont su construire leur marque de fabrique où ils abordent la relation au monde à travers la relation entre les interprètes et interrogent l’humain à travers la danse.
C’est plus vrai que jamais pour Yes No Maybe too, duo féminin qui aborde l’héritage de la danse dite post-modern (et ici plus précisément post-Judson) dans les corps et les cœurs de la génération actuelle. Après leur rencontre avec les danses urbaines dans Krump’n’Break Release, donné aux Hivernales 2015, Gerbes et Brandstätter conduisent ici une nouvelle investigation sur le paysage de la danse en provoquant une rencontre entre deux époques, telle une histoire de filiation et de transmission.
Les héritiers de Trisha Brown
Yes No Maybe too est un duo entre Eva Karczag et Ixchel Mendoza Hernandez. Karczag avait quitté le monde du ballet pour devenir une interprète phare de la compagnie de Trisha Brown. Ixchel Mendoza Hernandez, jeune chorégraphe mexicaine, est passée par une formation aux Pays-Bas et des collaborations avec plusieurs chorégraphes européens, dont Kat Válastur.
Karczag, sexagénaire au corps élancé et toujours d’une souplesse et d’une fluidité absolues, était une sorte d’alter ego de Trisha Brown, laquelle créa plusieurs pièces à partir de leur ressemblance physionomique (Opal Loop, Son of Gone Fishin' et Set and Reset). Malgré leur différence générationnelle, Gerbes et Brandstätter sont bien placés pour interroger l’univers de Karczag, dont ils furent les étudiants au European Dance Development Center d’Arnhem (Pays-Bas).
Karczag est doublement au centre de Yes No Maybe too. En voix off, elle parle de son expérience, avec clarté et simplicité, développant une philosophie de la vie et de la danse: « Lorsque j’appréhende le corps, j’essaie de ne pas prendre en considération toute la complexité dont nous sommes constitués, mais de revenir à quelque chose de très simple et d’essentiel. »
Un demi-siècle de danse
Sur scène dans Yes No Maybe too, loin de toute démonstration, elle vit la pièce dans une symbiose hautement poétique avec sa partenaire, où la beauté visuelle n’est pas moins soignée que celle de ce voyage à fleur de peau, au cœur de la continuité en danse contemporaine. Les tableaux bucoliques - certains dansés, d’autres immobiles - dessinent des ambiances à la façon des peintres de la Renaissance, en partant du face à face et du corps à corps entre deux humains. Leur simple présence est si animée de l’intérieur que la danse n’en est qu’un heureux prolongement corporel. Sans jamais s’effacer devant Karczag, Hernandez se laisse traverser par la personnalité, l’énergie, l’expérience et la philosophie de la personnalité historique.
Quand Hernandez danse, dans un style harmonieux mais plus saccadé et articulé, la jeune artiste post-post-Judson montre ce qui distingue Karczag de la génération actuelle. Celle-ci a assimilé tout un bouquet d’univers chorégraphiques qui ont transformé le paysage de la danse depuis les années 1980. Et pourtant ils doivent beaucoup à la rébellion newyorkaise, lancée il y a un demi-siècle. La musique électronique composée pour la pièce par Brandstätter, vivace et pourtant discrète, tient compte de cette évolution: « J’y ai intégré quelques références aux krump », reconnaît-il.
Karczag s’est construite en opposition à un univers où « c’était une définition très limitée de ce qui définit la danse », dans une véritable lutte où « parfois nous n’avions que trois personnes dans la salle, parfois treize si nous avions de la chance ». Elle ne peut donc que se réjouir en constatant à quel point le paysage de la danse s’est ouvert et diversifié: « Je ne pense pas que les gens de la Judson Church savaient que cette période aurait de telles répercussions sur la danse. Je pense que c’est seulement aujourd’hui qu’ils réalisent. » Et c’est grâce à Yes No Maybe too qu’artistes et spectateurs d’aujourd’hui peuvent rencontrer une part vivante de l’héritage Judson qui innerve la création actuelle.
Thomas Hahn
Création : le 23 février 2017 au Théâtre des Carmes André Benedetto
Avignon, 39e Hivernales
Citations d’Eva Karczag : Feuille de salle, traduction des propos enregistrés en langue anglaise pour le spectacle.
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