Faits d'Hiver : Décaler le regard #2. L'art du toucher.
Présenté avec Faits d’Hiver au Théâtre de la Bastille, Ne me touchez pas, le duo Bachman-Barbeau touche à des questions essentielles, autour du toucher.
Noli me tangere ? Le toucher est une promesse autant qu’une menace. Avec la peau en première ligne. Face au duo de Laura Bachman et Marion Barbeau, le spectateur se prend une claque comme il en reçoit rarement. En pleine figure, sous la peau. Direct. Une claque ? Des claques ! Car les deux danseuses s’en assènent à un moment, mutuellement, vigoureusement. Heureusement, cela dure moins longtemps, et frappe moins violemment aussi, qu’entre Marina Abramovic et Ulay en 1977, dans Light/Dark. A l’époque, Bachman et Barbeau étaient loin d’être nées. Très loin…
Démangeaisons
Si cette pièce frappe fort, c’est que la question du toucher, une des plus vivantes qui soient, est incontournable. Aucun aspect de la vie n’y échappe, à moins de savoir flotter dans l’espace, librement et sans apport d’oxygène. Peu probable donc. Le rapport au toucher est aussi divers et variable que la relation à l’autre définit les possibilités du toucher, et inversement. Dans leurs solos respectifs, Barbeau fait retentir la menace et la hantise. Bachman joue sur l’auto-séduction. Sans doute s’agit-il de deux facettes d’une même personne. Et si Ne me touchez pas aborde le toucher par la peau, si ce duo captivant explore beaucoup de facettes de l’hypersensibilité cutanée, les enjeux sont en vérité psychodramatiques.
Dans son solo qui ouvre la soirée, Marion Barbeau se tord, semble exploser et se décompose presque, en attente d’un toucher qu’elle redoute à en mourir. A moins que ce soit une envie secrète qui remue Marion Barbeau à ce moment-là. A la regarder, on frissonne soi-même comme si des mains imaginaires nous remuaient de fond en comble. Ça la démange, ça déchire, ça lui arrache quasiment les cheveux. Une telle intensité, une telle intimité, une telle vérité intérieure dans la libre invention du geste ne semble pas correspondre à une danseuse de l’Opéra de Paris, issue d’une formation où tout part d’une technique académique. Et pourtant…
Une vie après l’Opéra
Laura Bachman a pu lui permettre d’aller aussi loin et de sortir de ses gonds si ce n’est sortir de sa peau. Ancienne interprète au Ballet de l’Opéra de Paris, Bachman a ensuite dansé chez Anne Teresa de Keersmaeker et Benjamin Millepied. Avec Marion Barbeau, aujourd’hui encore Première danseuse à l’Opéra de Paris, elle développe ici un langage qui ne ressemble en rien à ceux pratiqués chez Rosas ou au Los Angeles Dance Project. C’est au contraire à Wuppertal, du vivant de feu Pina Bausch que les deux auraient pu s’imposer en beauté.
Pour Barbeau, qui sait se saisir d’un thème comme celui du toucher avec une telle intensité, tout semble possible en dehors de sa vie à l’Opéra et après, ce qu’elle a déjà prouvé au cinéma (dans En Corps de Cédric Klapisch) et sur scène, comme danseuse-actrice dans Cri du cœur d’Alan Lucien Øyen sur le plancher du Palais Garnier.
Membranes perméables
Son solo qui ouvre Ne me touchez pas matérialise l’expression métaphorique qui veut qu’on a été « touché » par une œuvre d’art, une scène glanée quelque part ou une rencontre humaine. « C’est touchant » dit-on (peut-être trop) souvent, avec plus ou moins de sincérité. Par contre, la sincérité est forcément absolue quand un solo est à ce point épidermique. Et pourtant, il faut, sur scène, s’en détacher tout en s’attachant à la peau qui fait la frontière entre soi-même et le reste du monde. Aussi c’est toute la frontière entre le théâtre et la vie qui devient perméable comme une membrane cellulaire.
Le titre est issu du roman Le Carnet d’or de Doris Lessing : Une exclamation qui exprime une angoisse profonde, une peur absolue du contact cutané. Mais Bachman et Barbeau abordent toutes sortes d’aspects, d’états et de questions autour du toucher. La phrase de Lessing, citée par Bachman, est par ailleurs plus longue : « Ne me touchez, ne me touchez pas, car j’ai peur de ressentir. » Et si derrière cette injonction, révélatrice d’un état d’haptophobie, se cachait un inavouable désir ? Jusqu’où les claques reçues de la partenaire cachent-elles un fond de plaisir ? L’ambivalence est évidente, et quand Marion Barbeau s’agite dans tous les sens, on ne sait si elle est en train de sortir de son corps ou d’être dévorée.
Mais le toucher, n’est-il pas intimement lié à l’érotisme ? Cet aspect si fondamental serait-il absent de Ne me touchez pas ? Oui et non. A l’origine, elle pensait à un duo avec un homme, dit Bachman, Mais l’aspect de la sensualité aurait contaminé la pièce entière. Il fallait tirer la question du toucher sur un terrain plus neutre, plus ouvert, plus universel. Ce qui ouvre à l’empathie la plus large possible, sans exclure la sensualité. Et c’est peut-être une raison pour laquelle ce duo épidermique, première création signée Laura Bachman, retentit avec autant de force, comme si, secrètement, on l’avait attendu. Car si le toucher définit l’être humain, cette part de sa condition s’évapore petit à petit, car elle est en train d’être grignotée par un vécu de plus en plus virtuel, où le toucher n’existe pas ou sous forme de simulacre. Ce duo est donc essentiel.
Thomas Hahn
Le 17 janvier 2024
Vu au festival Faits d’Hiver, Paris, Théâtre de la Bastille
Directrice artistique/Chorégraphe : Laura Bachman
Danse : Marion Barbeau et Laura Bachman
Musique originale : Vincent Peirani et Michele Rabbia
Costumes : Laura Bachman (avec la complicité de Marion Barbeau et Axelle Bachman)
Création lumière : Eric Soyer
Conseil dramaturgique : Karthika Naïr
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