Faits d'Hiver : Décaler le regard #1. Les corps différents
Qu’est-ce qu’un corps différent ? Un embryon de réponse grâce à Faits d’Hiver et la troupe Catalyse, une compagnie d’artistes handicapés qui se saisit d’œuvres phares du répertoire dansé et en réinterroge l’esthétique.
Depuis le temps qu’on nous bassine avec cette histoire de corps différents il faudrait bien finir par se demander ce que l’on entend par là – eh bien par là, on n’entend pas grand-chose ! Ou plutôt on y met toutes sortes de choses ou plutôt de corps qui n’ont pas forcément de dénominateur commun, mais signifie hélas, le plus souvent, quelque chose de bien précis pour celui qui l’énonce. Ainsi, pour la danse contemporaine des années 80 qui veut rompre « avec les corps normés du classique » il s’agit avant tout de mettre sur scène, des grands, des gros ou des petits… Mais des grands ou des petits, il y en a toujours eu dans la danse, quant aux gros tout dépend de l’époque et du curseur où l’on place la « grosseur ». Pendant ce temps, personne ne songe que les corps vraiment a-normés ou a-normaux sont peut-être ceux des danseurs justement et surtout des danseuses de technique classique, qui, entre l’en-dehors poussé dans ses derniers retranchements, l’extrême minceur couplée à l’hypermusculation et le cou-de-pied monstrueux n’ont certainement rien de stéréotypé ni d’ordinaire.
Galerie photo © Jean-Marie Heidinger
Le corps ordinaire, c’est vraiment le combat des post-modernes américains, et du coup de la danse contemporaine française des années 90-2010 qui s’en inspire et prétend de nouveau mettre des corps « différents » sur scène. Soit des corps peu travaillés par la danse. On a même un chorégraphe champion du monde de ce concept, qui, sur toutes le ondes radio et les reportages télé martèle ce mantra – comme s’il en était à l’origine ! – et propose des spectacles où il confronte danseurs et non danseurs au cas où l’on n’aurait pas vraiment suivi les explications. Donc les corps les plus « différents » seraient donc ceux que l’on voit tous les jours dans la rue ? Ne seraient-ils pas formatés eux aussi à leur manière ? Par la société, la publicité, notre rapport à l’image ? Et puis différents de qui ou de quoi au fait ?
C’est pourquoi nous avons particulièrement apprécié Vignette(s), le spectacle de la troupe Catalyse qui interprétait trois extraits de L’ŒIL, la bouche et le reste de Volmir Cordeiro, Le Soleil du nom de Bernardo Montet, et May B. de Maguy Marin. A aucun moment il n’est mentionné que les interprètes formidables de la troupe Catalyse du Centre national pour la création adaptée (CNCA) pourraient revendiquer une « différence » quelconque. Et effectivement, il n’y en a pas. Sauf que ce sont des artistes qui vont jusqu’à des endroits où peu peuvent aller, jusqu’où bon leur semble – et qu’à ce titre ils diffèrent de pas mal de gens – qui ont un engagement sur scène et une liberté de ton et de gestes réellement extra-ordinaires.
Galerie photo © Jean-Marie Heidinger
Et la singularité radicale de chacun d’entre eux, qui justement n’est jamais dans un rapport de plaire ou de complaire, rend leur interprétation passionnante. Ils sont totalement les personnages beckettiens imaginés par Maguy Marin en 1981, ils incarnent complètement la danse des visages que cherchait Volmir Cordeiro en 2017, et Guillaume Drouadaine crève l’écran même si Bernardo Montet se démène dans son solo à côté par vidéo interposée.
Ils amènent sur le plateau, comme le dit finement Volmir Cordeiro « une normalité du corps que généralement on refuse » car ils piochent à même la vie, leur vie les racines de leur interprétation, sans s’embarrasser d’idées préconcues.
Et du coup font littéralement exploser la notion même de corps « différent » et abolissent toute idée de transgression.
Agnès Izrine
Le 20 janvier 2024 à La Briqueterie, CDCN Val-de-Marne. Dans le cadre du Festival Faits d’Hiver.
Chorégraphes : Volmir Cordeiro, Maguy Marin, Bernardo Montet
Les interprètes de Catalyse Tristan Cantin, Manon Carpentier, Guillaume Drouadaine, Christelle Podeur, Jean-Claude Pouliquen, Sylvain Robic et Emilio Le Tareau
Accompagnement éducatif de Catalyse : Erwanna Prigent et Julien Ronel
Production : Compagnie Mawguerite
Coproduction : Centre National pour la Création Adaptée
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