Faits d’hiver : Betty Tchomanga en « Histoire(s) décoloniale(s) »
Quatre portraits passionnants de personnalités, accessoirement chorégraphiques, éclairent le présent de l’histoire coloniale.
« Je suis Abyssinienne », dit Adélaïde Desseauve, adoptée en France et dite Mulunesh. Dalila Khatir, « réintégrée Française », chante l'hymne de Kurt Weill à Youkali, « pays de nos désirs ». Folly Romain Azaman, « fils d'un prêtre vaudou et d'une adepte vaudou » danse dans une combinaison noire couverte de dessins évoquant les légendes du Bénin, « pays du vaudou ». En elles et en lui résonnent mille histoires de l'histoire coloniale.
Mais les Histoire(s) décoloniale(s), conçues et interrogées par Betty Tchomanga, commencent à l'école, plutôt buissonnière. Une professeure d'histoire (Emma Tricard, formée chez Maguy Marin), drôlement décalée dans ses gestes, cherche dans l'enseignement français les dates et personnages de l’histoire des colonisés. Mais elle ne trouve que les références de l'histoire officielle, écrite par les colonisateurs. Le monde et son histoire habillent son corps, mais ce corps bégaye comme sa voix, pour avoir trop refoulé l'histoire des autres. Car cette professeure est française, « née à Bordeaux, ville qui s'est enrichie grâce au commerce triangulaire ».
Quelle histoire, quelles histoires nous traversent, en fonction de nos origines ? « Je suis Christophe Colomb », dit Emma. Folly, lui aussi, se projette : « Je suis le roi d'Alger, je meurs exilé.» Et revient à son présent : « Je suis Folly, on me regarde comme un fou. » Dalila Khatir annonce être « Sarah Baartman, la Vénus hottentote exposée à Paris » ou « fils de berger dans les Aurès » pendant la guerre d'indépendance. Et Mulunesh est « la reine de Saba, une diaspora, la victoire sur l'Italie... »
Chacun de leurs « je suis… », procédure d’écriture choisie par Tchomanga pour chacun de ces portraits, soulève la question de l’identité, celle dont on a hérité et celle qu’on s’est construite, jusqu’au bout de l’histoire personnelle et en retournant au tout début rde l’histoire collective : « Je suis une poupée en chocolat, une Australopithèque, votre mère à vous tous » dit Mulunesh et finit par sortir son krump en montant sur la table rectangulaire qui occupe le plateau. Non sans bluffer son public en alternant les expressions du visage et du corps à l’image d’un zapping ultrarapide.
Galerie photo © Grégoire Perrier
Chacun des quatre portraits dévoile comment les strates identitaires se superposent et construisent une personnalité. Khatir donne à voir ses vidéos de fêtes familiales dans tout l’attirail algérien réunissant toutes les générations. Elle fait l’éloge de la chanteuse raï rebelle Cheikha Remitti, transforme deux drapeaux – d’abord celui de la France, puis celui de l’Algérie – en tchador, tout en annonçant telle une Marianne d’Alger, d’Oran ou de Constantine : « Je suis une femme prête à chanter, à crier, à mourir ! »
Assise, elle esquisse une danse des mains dans laquelle se croisent les deux cultures. Mulunesh arbore la fameuse collerette blanche de la Renaissance européenne, pour la transformer en chapeau ou en aura d’un masque noir aux accents de reine mythologique. Mais elle revient aussi à l’Eskista, une danse éthiopienne, traditionnelle et joyeuse, enfouie en elle depuis son adoption en France.
A chaque fois, Betty Tchomanga a su travailler sur la complexité des relations entre le présent et l’histoire, pour atteindre une dimension qui porte cette série d’Histoire(s) au-delà de la question décoloniale. Chacun des portraits a été écrit pour être présenté dans les collèges et lycées. Et chacun sollicite réactions et débats, en évitant – et c’est vrai même pour le portrait d’Emma Tricard en professeure – le piège didactique.
Aussi les quatre tableaux se connectent et dessinent une mappe-monde alternative sur laquelle chacun.e est amené.e à se situer, dans le croisement entre l’histoire et la géographie. En remettant la question (dé)coloniale au centre de la danse, Betty Tchomanga livre quatre portraits poignants et passionnants.
Thomas Hahn
Vu le 29 janvier, Paris, Théâtre de la Bastille dans le cadre du festival Faits d'Hiver
Représentations jusqu’au 1er février 2025
10 février 2025 à Pessac dans le cadre du Festival POUCE !
Mise en scène, chorégraphie et textes : Betty Tchomanga
Collaboration artistique et interprétation : Emma Tricard, Folly Romain Azaman, Dalila Khatir et Adélaïde Desseauve aka Mulunesh
Création lumières : Eduardo Abdala
Création sonore : Stéphane Monteiro
Scénographie et accessoires : Eduardo Abdala et Betty Tchomanga en collaboration avec Vincent Blouch
Construction : Émilie Godreuil
Costumes : Marino Marchant en collaboration avec Betty Tchomanga ainsi que Théodore Agbotonou (costume Folly) et Mariette Niquet-Rioux (masque Mulunesh)
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