Entretien Robyn Orlin
Robyn Orlin arrive à Paris, au Théâtre de la Ville et au 104, avec une pièce remarquable, At the same time we were pointing a finger at you we realized that we were pointing three at ourselves… Elle est interprétée par les danseurs de la compagnie Jant-bi créé par Germaine Acogny à l’Ecole des Sables, au sud de Dakar. Elle revient ici sur le processus de création et les différences entre le Sénégal et l’Afrique du Sud concernant le rapport au corps et à la danse, le statut de la femme, sida et Ebola.(Lire aussi notre critique)
Danser Canal Historique : Vous avez créé au Sénégal, à l’Ecole des Sables, avec les danseurs de la compagnie Jant-bi de Germaine Acogny. C’était seulement votre deuxième travail en Afrique de l’Ouest. Comment avez-vous vécu cette expérience?
Robyn Orlin : J’adore cette région, elle m’a aidé à tomber de nouveau amoureuse de l’Afrique. Les gens y vivent en communauté, et c’est beau. Et ils sont beaux. J’ai de plus en plus envie de beauté. Est-ce à cause de mon âge? Je vais bientôt avoir soixante ans. Certes, je peux aussi avoir un regard critique sur l’Afrique de l’Ouest. Mais en public, je vais limiter mes critiques à mon pays d’origine, l’Afrique du Sud.
Les différences entre les danseurs en Afrique du Sud et à l’Ecole des Sables sont-elles importantes?
Oui, mais ils ont aussi une chose en commun. En Afrique chaque danseur sait que le spectacle en cours pourrait être son dernier. Ils ne peuvent pas se permettre de contester les choses. Mais la culture sénégalaise est tout à fait différente, elle se suffit à elle-même. L’Afrique du Sud lorgne beaucoup plus vers l’Europe. Et il me semble que, toutes proportions gardées, il y a nettement plus de chorégraphes en Afrique du Sud alors que la société sénégalaise n’est pas divisée en Noirs et Blancs et est beaucoup plus unie. Les gens sont fiers de leur identité sénégalaise, alors que les artistes sud-africains cherchent la reconnaissance en Occident.
Les danseurs de At the same time… sont exclusivement masculins, mais ils font beaucoup de choses qui sont réservées aux femmes. Que se cache-t-il derrière ça ? Est-ce une forme de critique cachée ?
Je voulais partir de ma rencontre avec les danseurs. Je voulais faire une pièce centrée sur le corps. Ma question de départ concernait les causes du nombre élevé de viols en Afrique. Je me l’expliquais en me disant que le corps y est un vecteur de la danse, mais qu’on n’en parle pas ou très peu. Mais je me suis trompé sur toute la ligne. La situation des femmes au Sénégal est nettement meilleure qu’en Afrique du Sud. J’ai donc été obligée de remanier mon concept, de fond en combles. Aujourd’hui je pense que sous l’Apartheid beaucoup d’hommes ont perdu leur sentiment de virilité et que les viols expriment des conflits plus profonds. Au Sénégal les gens font corps avec leur enveloppe charnelle, beaucoup plus qu’en Afrique du Sud. Quant aux Européens, ils savent parler de leurs corps mieux que tous les autres. Aussi, j’ai essuyé quelques commentaires critiques pour ma pièce en Europe. On m’a reproché de ne pas faire une critique de la société sénégalaise et du rapport au corps chez les Sénégalais, comme je ne cesse de le faire à propos de l’Afrique du Sud. Mais je ne suis pas Sénégalaise, et ma retenue est donc tout à fait naturelle.
Comment avez-vous pu dépasser ces contradictions pour créer votre pièce ?
Germaine et moi avons des approches très différentes. Elle a une fibre très spirituelle, moi pas du tout. Il était difficile pour moi d’entrer en contact avec leur culture, également pour la raison que je suis une femme et qu’ils sont des hommes. J’ai passé la première semaine à parler avec eux, ce qui les a bien déroutés. Chez eux, tout part du mouvement. Mais il était rafraîchissant pour moi de travailler avec des gens qui revendiquent la danse à ce point, mettant en avant leur identité culturelle. Aussi, nous conversations tournaient régulièrement autour de la cérémonie du simb ou du faux lion, qui a une place de choix dans leur culture. Des adultes se griment en lion et font peur aux enfants à qui ça plaît beaucoup. Cela les aide à surmonter leurs peurs et à comprendre qu’il est normal d’en avoir. Cette cérémonie n’est pas religieuse, mais elle inclut deux personnages d’hommes qui jouent des femmes. A ce propos ils m’ont expliqué que cette cérémonie permet à des hommes homosexuels de faire leur coming-out. Ils ont dansé et joué la cérémonie pour moi et j’ai dit, allons-y, racontons-la à notre manière. Ils avaient des histoires formidables à raconter, justement parce qu’ils n’ont pas l’habitude de parler d’eux et qu’ils expriment leurs sentiments à travers la danse.
Je comprends mieux alors les personnages féminins.
Nos deux danseurs qui jouent les rôles de femmes ont été la cible de pas mal de moqueries. Ça m’a poussée à aller plus loin, pour tenter une scène de viol. C’était extrêmement difficile pour les violeurs. Ils n’avaient jamais vu un viol. Ils se sont mis à tabasser la victime en croyant que c’était ça. Je n’ai pas insisté, nous nous contentons des coups. En Afrique du Sud, les hommes savent très bien comment se déroule un viol.
Pour moi, At the same time… résonne comme une réplique à Afro-Dites, la pièce de Germaine et Patrick Acogny avec les femmes de la compagnie, qui inclut justement une scène de viol. Les femmes y racontent le sexisme sénégalais au quotidien.
Il est vrai qu’au Sénégal les femmes doivent avaler beaucoup de couleuvres. Mais ma position ne me permet pas de critiquer la situation sénégalaise. Ironie du sort, au parlement sud-africain, contrairement au Sénégal, la moitié des députés sont des femmes, sans pouvoir arrêter les viols. Par contre, j’ai beaucoup discuté avec Germaine et nous avons bu un certain nombre de whisky. J’ai beaucoup de respect pour des gens qui savent apprécier un bon whisky. J’ai alors aperçu des points de vue auquels l’Occident ne prête pas assez d’attention. Quand nous parlâmes de la polygamie, Germaine me fit remarquer qu’elle « arrange parfois les femmes qui ont ainsi une vie bien confortable. » Ou bien, concernant le sida qui est beaucoup plus répandu en Afrique du Sud qu’au Sénégal, un danseur me raconta l’histoire de la seule personne infectée qu’il connut. Selon lui, elle est morte de solitude plus que de son affaiblissement physique. Le grand problème en Afrique par rapport au sida est la stigmatisation des personnes atteintes du sida, ainsi que la négation très répandue de l’existence même de la maladie. Nous devons pourtant nous solidariser à travers le monde pour lutter contre le sida.
Vous évoquez le sida, mais l’Afrique vient en plus de traverser une terrible épidémie d’Ebola.
Au Sénégal le virus a été plutôt bien contenu. En Afrique du Sud nous avons vu des épidémies successives, depuis mon enfance. Elles ont également été rapidement circonscrites. Par contre, je ne suis pas sûr qu’on y arriverait encore aujourd’hui. Le pays est devenu si fort pour refouler la réalité.
Propos recueillis par Thomas Hahn
At the same time we were pointing a finger at you we realized that we were pointing three at ourselves…
une proposition de Robyn Orlin
avec la compagnie JANT-BI / Germaine Acogny
assistant de la chorégraphe : Shush Tenin
création lumières : Laïs Foulc
création costumes : Birgit Neppl
vidéo : Aldo Lee
assistant scénographie : Maciej Fiszer
Au Théâtre de la Ville : du 25 au 29 mars 2015
http://www.theatredelaville-paris.com/spectacle-robynorlinatthesametime-771
Au 104 : les 11 et 12 avril 2015
http://www.104.fr/programmation/evenement.html?evenement=381
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