Entretien avec Thomas Lebrun
Thomas Lebrun revient à Chaillot. Avec une pièce énorme. Beaucoup de monde au plateau – quatorze danseurs et des invités –, un torrent de musique, une heure quarante-cinq de danses ininterrompues et qui brassent citations et clins d'œil, constructions abstraites jusqu'au sophistiqué et théâtralité du mouvement jusqu'au rire et la parodie. Ce Mille et une danses (pour 2021) tient du tour de force et de la confession.
Danser Canal Historique : Pour chaque spectacle de Mille et une danses, sont invités un certain nombre de personnalités. Quelles seront celles qui vont ouvrir les représentations de Chaillot ?
Thomas Lebrun : Il s'agit de Christine Gérard, Odile Azagury et Corine Lopez, c'est-à-dire les trois interprètes de La Jeune Fille et la Mort, et une représentative du territoire, Christine Bastin !
DCH : Est également invité un couple, de préférence homosexuel, qui s'embrassent sur scène pendant le spectacle. Est-ce que ces couples ont été choisi pour Chaillot ?
Thomas Lebrun : Bien sûr ! Mais ce n'est pas forcément un couple homosexuel. Je prends les choses de façon plus simple. Je préfère un couple homosexuel, et si je ne trouve pas ce n'est pas grave.
A Paris, c'est Christian Ubl et son mari, puis Brigitte Seth et Roser Montlló Guberna, etc…
Pour les représentations de Chaillot, les choses sont assez faciles. Mais il faut être conscient que ce n'est pas toujours le cas. Nous venons de faire Marseille et cela s'est très bien passé. En général, nous donnons le profil des invités que nous souhaitons voir sur scène avec nous, et c'est le théâtre qui cherche. Pour le couple, les choses sont parfois plus complexes.
DCH : Pourriez-vous préciser le protocole de ces invitations ?
Thomas Lebrun : Dès le premier contact avec le théâtre, nous abordons cette question. Nous leur précisons qu'il y a cinq invités à trouver. Il y a parfois de petits problèmes. Ainsi dans une Scène nationale, il y a peu, on nous a répondu : « on ne va jamais trouver un couple d'homos dans notre ville ». Cela voulait dire, évidemment, un couple qui accepte de se montrer comme cela ! Mais même à Bruxelles nous avons connu des soucis à cet endroit.
DCH : Comment les choses se passent-elles concrètement avec ces invités ?
Thomas Lebrun : Nous contactons nos invités très en amont, et nous leur donnons rendez-vous la veille de la représentation pour un filage. Celui-ci est fixé en général vers 18h30 ou 19h et nous passons une heure avec eux. Certains stressent beaucoup. C'est normal. Le lendemain, la compagnie fait un échauffement et un placement et les invités arrivent. Nous répétons leur passage au moins trois fois : sans lumière et en placements, avec moi, la troisième fois seul. Puis ils participent au filage. A Chaillot comme nous donnons la pièce quatre fois, il n'est pas possible de respecter ce protocole parce que ce serait trop lourd pour les danseurs de la compagnie ! Cela reviendrait à donner deux spectacles par jour pendant quatre jours ! Donc nous avons fait un grand Zoom et on s'organise. C'est plus facile parce que ce sont globalement des invités qui ont une grande habitude de la scène.
Mais à Albi, par exemple, nous avons eu un couple absolument formidable de garçons de vingt ans, sans expérience et qui ont été parfaits.
DCH : Cette création, Mille et une danses, est d'une très grande rigueur dans la composition [Thomas Lebrun avait demandé les danseurs à imaginer un court solo inspiré par leurs rencontres chorégraphiques importantes. Ce matériau apparaît et la pièce est comme tissée de citations chorégraphiques qui surgissent au cœur de la composition de façon très élaborée, mais furtive et rapide.] Il y a aussi des moments d'une réelle complexité, en particulier le final. Comment l'avez-vous travaillé ?
Thomas Lebrun : Oh, ce n'est pas forcément ce que l'on voit comme complexe qui est le plus compliqué à faire. Le final avec sa musique italienne s'est composé très vite et facilement. Ce final est une danse de joie. Cela s'est fait en plein Covid, à distance. Puis nous l'avons dansé ensemble, et c'était pareil, mais avec un grand sourire. Je savais que je voulais faire une fête de nouvel an. Pour nous, c'était une chose assez évidente. Nous avons donc élaboré une phrase pour les pieds que nous appelons « la dancette » et puis nous l'avons transformée. Il y a la dancette de bourgeois, la dancette sexuelle, celle de salon, de hip-hop, etc. Il suffit de se souvenir de la façon dont cela s'enchaîne. Ensuite, tout part d'une composition de farandole et nous avions envie de quelque chose d'assez West-side storyavec même un peu de battle.
C'est assez jouissif à faire et cela s'est monté très vite et même pour les danseurs, même fatigués par la pièce, ils s'y amusent beaucoup.
DCH : La pièce est titrée en référence à 2021. Qu'est-ce qui y est toujours d'actualité en 2022 ?
Thomas Lebrun : La revendication du plaisir et de la danse ! Alors, je ne sais pas si c'est plus ou moins d'actualité aujourd'hui, mais tout ce que nous avons travaillé est « sur » le corps, « sur » le mouvement.
DCH : Il y a toujours chez vous, et c’est très sensible dans cette grande pièce, à la fois du vieux sage et du sale gosse. Mais, dans quelle proportion ?
Thomas Lebrun : C'est vrai qu'il y a du vieux sage, sans doute parce que je respecte beaucoup de choses, et un peu du sale gosse. Après, pour le pourcentage je ne sais pas trop, je crois que c'est assez équivalent. Je suis comme cela et ce mélange, ce goût pour le sérieux et la farce en même temps, je ne le fais pas pour choquer ; il y a un moment où il faut se rendre compte de ce que l'on est et que l'on fait les choses parce que c'est comme ça !
Le monde est un carnaval. Le fait d'être du Nord joue beaucoup dans ma perception des choses. Je suis issu d’une famille normale. Une famille qui avait du respect pour le travail, pour les gens. Dans le Nord on ne vit pas dehors. On se reçoit entre nous. Je parle d'une famille normale parce que nous nous mélangions, à l'école par exemple. Tout cela amène à faire la part de sagesse et celle du sale gosse. Je ne peux pas être que sage, parce que je ne m'en serais pas sorti. Parce que lorsqu'on l'on est dans le mélange il faut savoir s'adapter pour avancer, il faut savoir respecter ce que les autres sont, même s'ils ne vous respectent pas toujours.
En tant que chorégraphe je n'ai jamais voulu choisir entre des formes sages et des formes de sale gosse. Parce que choisir c'est se restreindre… Mais on ne s'en rend pas compte tout de suite. Ce point de vue n'a pas toujours été bien compris. J'ai souvent entendu « mais tu n'as pas de style » et il est vrai que mon style est difficile à caractériser parce que j'aime ce mélange.
DCH : Est-ce plus sensible dans Mille et une danses ?
Thomas Lebrun : Peut-être que je m'y suis permis un peu plus de ce mélange. Pourquoi faudrait-il une opposition entre savant est populaire ? Je n'en vois pas l'intérêt, ce n'est pas un combat ! C'est comme ça…Je ressens autant de plaisir dans une salle de mille places que lorsque nous dansons pour cinq personnes dans un musée, à 19h, un jeudi soir. La reconnaissance n'est pas que sur scène dans une grande salle, avec l'approbation de tous ses pairs. La reconnaissance elle est autant dans les yeux du public, dans les gens que nous pouvons croiser.
Propos recueillis par Philippe Verrièle
A Chaillot-Théâtre national de la Danse jusqu'au 9 avril 2022
Au Manège, scène nationale-Reims - les 12 et 13 mai 2022
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