Eleanor Bauer/Chris Peck: « Meyoucycle »
Le concert chorégraphique est une idée passionnante. Aboutissement d’un rapport actif entre danseurs et musiciens, il est actuellement l’objet des recherches d’un nombre croissant de chorégraphes. Mais personne n’était allé aussi loin dans la fusion qu’Eleanor Bauer et le compositeur Chris Peck pour Meyoucycle.
D’une durée inhabituelle (1h45), Meyoucyle commence sur un mode humoristique, par le monologue d’un jeune accro de Facebook, Twitter et son smartphone en général, à la recherche d’un point de vue critique sur lui-même: « Les réseaux pourraient prendre le contrôle de ma vie, je ne me révolterais même pas. » Car Bauer, Peck et leur équipe entendent également faire passer une réflexion politique sur le monde.
Les textes des chansons proviennent en partie d’écrits d’Hélène Cixous, T.S. Eliot ou encore Hakim Bey alors que la musique est créée sur mesure par l’ensemble Ictus. Sur cette base, la danse reprend et fait résonner ce qui s’apparente à un catalogue des raisons de se révolter : La morale, la justice et la démocratie tombent dans le trou noir creusé par Goldman Sachs, Mossack Fonseca et autres Lehman Brothers, alors qu’on érige partout de nouvelles frontières (sauf pour le trafic d’organes…)
Le miracle de Meyoucycle est que tout ça fait bon ménage, car en plus Bauer ajoute un flirt avec le burlesque et le cabaret, comme si nous étions dans un Modern Times écrit pour l’ère qui nous transforme en Sisyphe, luttant contre les montagnes d’e-mails quotidiens. Musiciens et danseurs créent ensemble une pièce épique (dans le sens brechtien), où la musique n’est plus un commentaire mais le moteur du spectacle.
Galerie photo © Laurent Philippe
Obscurité et lumière(s)
Et pourtant, l’essentiel n’est pas encore dit. Meyoucycle est porté par une dichotomie majeure, annoncée dans le titre de ce « cycle du moi et du toi » (qui en anglais se combine pour former un musical). A savoir : Le monde est formé d’obscurité et de lumière(s). C’est affiché en fond de scène sous forme d’une mappemonde, celle du globe nocturne vu de l’espace, éclairé à l’aide de la fée électricité. Et progressivement, d‘est en ouest, un paysage lunaire couvre l’obscurité éclairée.
Meyoucycle fonctionne telle une galaxie constituée autour d’un trou noir. On y est avalé par l’intensité de cette messe noire politique, de ce rite dansé en faveur des « surmenés et sous-payés. » On y parle intelligence artificielle sans oublier de chanter l’amour, on s’amuse, on met des masques blancs et des perruques. Et tout est porté par une énergie si authentique que même la danse exécutée dos public, un masque sur l’arrière-tête, provoque un trouble authentique.
Galerie photo © Laurent Philippe
Messe ludique pour un temps transfiguré
L’irrationnel fait ainsi irruption dans l’univers de l’économie, de la finance et de la technologie, avec des danses qui nous interrogent avec une insistance pareille aux tableaux de Lemi Ponifasio quand celui-ci nous amène aux abords de l’outre-monde. Mais là, où le Samois réduit le mouvement à un minimalisme choral, Bauer est plutôt maximaliste, mais avec un petit groupe de quatre danseurs. Bauer trouve, comme Ponifasio, une transposition du rite partagé, où le spectateur peut oublier qu’il est prisonnier de la séparation scène-salle.
Et la musique de l’ensemble Ictus va de l’avant, tout en s’interrogeant en permanence à son propre sujet, en se déconstruisant et se redéployant strate par strate. Compagnons de route de Rosas et Anne Teresa de Keersmaeker, ces musiciens font preuve d’une formidable liberté d’invention, et Chris Peck est un véritable paysagiste sonore.
Meyoucycle combine analyse politique, philosophie, esprit festif et rythmes obsédants. L’énergie est partagée entre les trois musiciens et les quatre danseurs-comédiens-chanteurs, jusqu’à ce que voix, mouvement, pensée, poésie et sons s’entraînent les uns les autres, sans jamais perdre de vue que tout ceci se produit naturellement, dans un état (de) second (degré).
Thomas Hahn
Création le 11 mai 2016 au Nouveau Théâtre de Montreuil (Salle Maria Casarès), dans le cadre des Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine-Saint-Denis
http://rencontreschoregraphiques.com/festival/eleanor-bauer_1
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