« Don Juan » : la révélation Edward Clug au Capitole
À Toulouse, première création française de la grande vedette européenne, sur invitation de la nouvelle directrice, Beate Vollack.
Pour sa première création en France, Edward Clug a suivi l’appel de Beate Vollack. La directrice d’origine berlinoise, nouvellement arrivée à la direction du Ballet du Capitole, a ainsi pu frapper un grand coup en couronnant la première saison conçue entièrement par ses soins de la belle idée de présenter Clug au public français. En allemand, klug signifie intelligent, sage, instruit… Bref : avisé. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle Edward Clug fait quasiment l’objet d’un mythe entre la Slovénie et les Pays-Bas, en passant par l’Allemagne, l’Autriche et les Pays-Bas – tout en restant inconnu en France !
Né en Roumanie où il s’est formé à l’académie du ballet national, l’actuel directeur du ballet de Maribor en Slovénie règne sur le ballet narratif contemporain comme personne d’autre. Jusqu’ici, les seuls qui avaient pu voir son art en France étaient les spectateurs du festival Le Temps d’aimer à Biarritz, en 2015, où il montra sa relecture du Sacre du printemps, où la danse est électrique et les interprètes soumis à la chute de cinq cents litres d’eau. En dehors de sa direction à Maribor, Clug a été invité à créer pour le Bolshoï, le Staatsballett de Vienne, le NDT, le ballet de Zurich voire le ballet national du Portugal et quelques autres. Certaines de ses créations ont fait le voyage jusqu’à Séoul.
Pour l’année prochaine, un changement de taille s’annonce : dès la saison 2025/26, Clug dirigera le ballet de Dortmund, en Allemagne. Avant quoi l’homme sursollicité a miraculeusement trouvé du temps pour diriger une création au Ballet du Capitole, persuadé par Beate Vollack de se laisser tenter par la Ville Rose et ses danseurs. Précédemment directrice du ballet de Graz (Autriche), Vollack connaissait déjà bien son Clug: « Comme Maribor n’était pas loin, j’ai pu voir son travail à plusieurs reprises et j’ai toujours voulu l’inviter à créer une pièce ».
Galerie photos © David Herrero
De Clug en Gluck
Tout s’est ficelé à grande vitesse. En 2023, Vollack fut choisie pour succéder à Kader Belarbi au Ballet du Capitole et débarqua sur les rives de la Garonne en pleine canicule estivale. En quelques semaines, l’ancienne danseuse classique, formée à Berlin-Est avant la chute du mur, avait dû organiser son déménagement, trouver un appartement et affronter les services administratifs sans parler français… Des méandres kafkaïens qui en résultèrent, elle a finalement pu s’extirper grâce à la vertu d’une lettre du maire, la félicitant pour sa nomination. Un sésame précieux qui lui a miraculeusement ouvert certaines portes. Par contre, c’est par ses propres moyens que Vollack a réussi à décrocher, au quart de tour, la vedette Clug pour sa première création en France ! Un exploit et l’une des premières pierres d’un nouveau répertoire pour le Ballet du Capitole où, suite au licenciement de Belarbi, l’identité de la compagnie est à reconstruire. De cette histoire douloureuse, elle dit : « On ne m’a pas renseignée sur les détails du départ de Belarbi et je préfère ne pas en savoir plus. »
Voila le contexte particulier dans lequel se situe ce Don Juan. Autour de la création de Clug, Vollack a construit, sur les conseils de Jordi Savall, à la baguette de L’Orchestre des Nations, toute une soirée consacrée à Christoph Willibald Gluck, commençant par une suite d’orchestre tirée d’Iphigénie en Aulide, composée à Paris suite à l’invitation faite par Marie-Antoinette. On passe ensuite par Sémiramis, première « tragédie en ballet pantomime » de l’histoire (créée en 1762), pour terminer en apothéose, avec Don Juan, premier ballet d’action, créé un an plus tôt. Mais si les partitions résistent au temps, les chorégraphies s’évaporent.
De la danse imaginée par Gasparo Angiolini (1714-1795), il ne nous reste que quelques témoignages. Ce qui évite au passage au Madrilène Ángel Rodríguez (déjà invité par le Ballet du Capitole en 2016) dans son approche de Sémiramis et à Clug pour son Don Juan toute tentation de s’y référer. L’intention des deux chorégraphes est par ailleurs de se détacher de toute narration linéaire : « Mon ballet sera dépourvu d’intrigue », annonce Rodriguez. Et Clug parle de « communiquer des fréquences abstraites qui résonnent comme familières lorsque nous les expérimentons ».
Galerie photos © David Herrero
Un Don Juan qui décape
Sur le plateau, Clug donna par ce Don Juan un impressionnant aperçu de son savoir-faire dramaturgique et chorégraphique : une écriture fluide de tableau en tableau et, par rapport à Molière et au livret de Ranieri de’ Calzabigi de 1761, des transgressions sur le fond et sur la forme, du fondamental à l’espiègle, de l’intime au monumental. Avec cela, une gestuelle précise et puissante, des pointes d’humour, un jeu savant des mains et des pieds, même assis et en unisson… Chez Clug, les femmes peuvent à leur tour se jouer de ce Don Juan et même promener la gente masculine à la laisse. Solos, duos et ensembles coulent de source, dans des symboliques aussi puissantes que limpides et créant la surprise à un rythme soutenu. Voilà qui donne l’impression de voir arriver un nouveau Thierry Malandain, dans un esprit plus proche de sa Cendrillon (2013) que de son Don Juan (2006). Avec, en prime, une même envie de fouiller les partitions. Sur les traces des origines ibériques du mythe chez Tirso de Molina, Clug s’est aussi laissé inspirer par les réminiscences espagnoles dans la composition de Gluck. On en vient à regretter que Clug ait signé à Dortmund, tant il serait un successeur idéal au CCN de Biarritz : un Malandain 2.0, rafraichissant et audacieux.
On n’en dira pas autant pour Rodriguez, qui fait plutôt ressentir les lourdeurs et les impasses d’une danse néoclassique qui en est restée à une esthétique reflétant les années 1980, époque où lui autant que Malandain faisaient leurs débuts. Sauf que le directeur du CCN de Biarritz a su s’en libérer, grâce à son humour et son esprit de chercheur. Aussi ce programme autour de Gluck nous laisse deux certitudes. D’une, que le ballet contemporain français peut recevoir, depuis la Slovénie, une belle piqûre de rappel concernant les voies d’avenir. Et de deux que les interprètes du Ballet du Capitole ne brillent pas seulement par leur technique, mais aussi par la présence, constat qui s’est déjà imposé lors de l’entrée au répertoire du Chant de la Terre de John Neumeier, en avril dernier : l’expressivité et l’authenticité des danseurs toulousains sont celles de belles et véritables personnalités artistiques. « Mais c’est Belarbi qui les a rassemblées », souligne Vollack. Aussi une belle continuité s’annonce à Toulouse, et on aimerait pouvoir en dire autant le jour où on nous annoncera la succession de Malandain à Biarritz. Moralité : en danse, on a tout à gagner à être klug.
Thomas Hahn
Vu le 29 octobre 2024, Toulouse, Théâtre du Capitole
Le spectacle sera donné à Paris, à l’Opéra Comique, du 24 au 28 mai 2025.
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