Décès de Bob Wilson - Hommage
Robert Wilson, dit Bob, né à Waco (Texas) le 4 octobre 1941, est mort le 31 juillet 2025 à Water Mill (New York), à l’âge de 83 ans, ce qu’a confirmé Chris Green, son exécuteur testamentaire. Il a révolutionné les arts de la scène. Pas seulement celui du théâtre où on continue à le cantonner (la dramaturgie, la scénographie, le jeu, la mise en scène, l’éclairage). Car ce touche-à-tout de génie – le mot n’est pas trop fort – s’est adonné à bien d’autres disciplines – la danse, le dessin, le design, la sculpture, l’écriture, la typographie, la mise en page, la vidéo.

Nous l’avons découvert en 1977, au côté de Lucinda Childs, dans I Was Sitting on My Patio This Guy Appeared I Thought I Was Hallucinating, un spectacle fascinant qui faisait usage du film 16 mm noir et blanc et, surtout, du micro HF permettant aux acteurs de chuchoter comme au cinéma ou à la radio. Et, plus tard, aux comédiens du Français, de tourner le dos au public tout en continuant à s’adresser à lui comme si de rien n’était – et ce ne dut pas être rien que de leur demander de parler au microphone. Toujours est-il que cette pièce nous a détourné pour toujours de toute autre forme de théâtre – du cabotinage, des hurlements sans fondement, du mobilier chiné dans des brocantes, des fripes et défroques d’un univers vieux comme Tchekhov. Nous ne savions pas encore qu’il avait, peu de temps avant, créé deux chefs d’œuvre immortels : Deafman Glance / Le Regard du sourd (1970-71) et Einstein on the Beach (1976), opéra de Phil Glass. Il nous a été possible de revoir ce dernier en séance de rattrapage au Châtelet, dans une chorégraphie non du regretté Andy DeGroat mais entièrement de la main et des demi-pointes de Lucinda Childs.
Il fut lancé dans la cour des grands – en attendant celle d’honneur à Avignon – grâce à ses pièces The King of Spain (1969) et The Life and Times of Sigmund Freud (1969). Cette dernière évoquait Vienne avec une troupe de minstrels en blackface dansant sur le Beau Danube bleu de Johann Strauss. Richard Foreman en rendit compte dans le Village Voice, estimant qu’il s’agissait là d’une des « œuvres majeures de la décennie », basée sur une esthétique n’ayant rien à voir avec celles des productions habituelles dans le théâtre d’avant-garde. Au festival des Arts de Shiraz, en 1972, il présenta KA MOUNTAIN AND GUARDenia TERRACE, un opus de… 168 heures qui demanda dix jours pour être exécuté. Là où les metteurs en scène jouent les Anastasie en coupant dans le texte (des autres), Bob Wilson fait, dès le départ, dans l’expansion, l’extension, l’élargissement, la dilatation, le ralentissement, l’immobilité. L’action, si action il y a, peut consister à marcher et à traverser le plateau à pas mesurés.
Si l’on en croit les spécialistes, ce goût de la lenteur date de sa tendre enfance. Comme Aristote, Démosthène, Jouvet, Roger Blin, Churchill, Marilyn, Einstein, Bayrou, Bob Wilson était bègue. Il surmonta ce handicap grâce à sa prof de danse, Byrd Hoffman, qui lui conseilla de se relaxer, de parler moins vite, de laisser l’énergie s’évacuer. Le motif répétitif dans son œuvre viendrait aussi du temps de ses bégaiements. Si Bob Wilson avait des défauts, s’il fut sans doute injuste envers certains de ses collaborateurs ou amis, il manifesta sa reconnaissance pour ceux qui l’avaient soutenu. On pense ici à Suzushi Hanayagi, la danseuse et chorégraphe japonaise avec laquelle il travailla dans les années 80 et 90, qui figure dans son court métrage pour le Musée d’Orsay, La Femme à la cafetière (1989), et dans un documentaire coréalisé avec Richard Rutkowski, Kool, Dancing in my Mind (2009) lorsque celle-ci se trouvait hospitalisée à Osaka, atteinte d’Alzheimer. Bob Wilson a souvent cité le festival de Nancy où il fut repéré en France et le festival d’Automne de Michel Guy qui l’avait aidé à produire une ou deux pièces et le programma régulièrement.
Il immortalisa son prof de danse en créant deux structures : la Byrd Hoffman School of Byrds et la Byrd Hoffman Foundation. Au début des années 2000, nous eûmes l’occasion de nous rendre à sa fondation en compagnie de Bénédicte Pesle, la créatrice d’Artservice international, sa représentante en France et en Europe. Nous constatâmes que les archives vidéo de ses pièces, toutes copiées en VHS, étaient rangées comme des boîtes de médicaments dans une pharmacie sur des rayonnages en verre vert. Pas une ne dépassait d’un millimètre l’alignement d’ensemble. Nous avons à l’époque remarqué qu’une grande partie de cette vidéothèque était consacrée à ses productions d’opéra en Allemagne. Ainsi que nous le confia un jour à Brême Reinhild Hoffmann, la danse ne nourrissant pas son homme ou, en l’occurrence, sa femme, elle avait été amenée elle-même à mettre en scène des opéras.
Thérèse Barbanel, qui assista Bénédicte Pesle (avec Denise Luccioni, Claire Verlet, Julie George, Damien Valette…) s’est dite heureuse que la presse française ait rendu hommage à Bob Wilson en annonçant l’événement à la une, voire, comme Libération en en faisant sa couverture ; elle a regretté qu’un quotidien comme le New York Times ait été lent à la détente et ne l’ait pas mentionné en première page. Le chroniqueur mondain de Libération, Éric Dahan, est le seul à noter l’influence d’Alwin Nikolais dans son œuvre, les autres se contentant de citer Graham, Balanchine ou Cunningham. Il faut dire que, comme Nikolais, Wilson pratiqua l’art des marionnettes et que, comme celui-ci, qui se chargeait de la scénographie de ses pièces avec des trames abstraites sur des diapos projetées au moyen de carrousels Kodak ainsi que des compositions musicales électroniques, il voulait s’occuper de tout, dans le moindre détail – quitte à exaspérer les techniciens et les directeurs de théâtre. Wilson s’inscrit dans la tradition américaine d’une Loïe Fuller, danseuse et conceptrice de spectacles littéralement lumineux. Mais aussi, c’est peu relevé par les commentateurs, dans celle du Bauhaus dont nombre d’artistes durent s’exiler aux États-Unis à l’arrivée des Nazis. Notamment de Laszlo Moholy-Nagy, créateur de modulateurs de lumière, dont il fréquenta la seconde femme, Sybil.
Rappelons quelques titres de cet artiste total, auteur boulimique friand de name dropping : Prologue au Regard du sourd (1971) à l’Espace Cardin, The CIVIL warS (1984) sur une musique de Philip Glass, Médée de Marc-Antoine Charpentier & Médée de Gavin Bryars (1984), Hamlet-machine (1986) d'Heiner Müller, Salome de Richard Strauss (1987) à la Scala, Le Martyre de saint Sébastien de Claude Debussy (1988), Le Roi Lear (1990), Quand nous nous réveillerons d'entre les morts d'Henrik Ibsen (1991), Parsifal (1991), La Flûte enchantée (1991), La Maladie de la mort (1991), Alice (1992), Orlando (1993), Madame Butterfly (1993), Time Rocker (1996) sur la musique de Lou Reed, Pelléas et Mélisande (1997), Le Vol au-dessus l'océan (1998), Le Songe (1999), Woyzzeck (2001), Les Fables de La Fontaine (2004) à la Comédie-Française, L'Opéra de quat'sous (2009), Oh les beaux jours (2010), The Life and Death of Marina Abramovic (2011), Lulu (2011), The Old Woman (2013) avec Willem Dafoe et Mikhaïl Baryshnikov, Les Nègres (2014), Letter to a man (2016) avec Mikhaïl Baryshnikov, Mary said what she said (2019).
Citons pour conclure un passage de la Lettre ouverte à André Breton sur Le Regard du sourd , publiée par Louis Aragon dans Les Lettres françaises du 2 juin 1971 : « Le spectacle fait appel aux moyens nouveaux de la lumière et de l’ombre, aux machines réinventées d’avant le jansénisme des yeux, si bien que la chaise-horloge qui mesure verticalement la durée du spectacle est comme une mécanique à remplacer le balancier, fait humain, des coureurs dans le fond de la scène. Tout semble être critique de ce à quoi nous avons l’habitude. Tout est expérience. Jusqu’au jeu laissé libre à ceux que je n’appellerais ni danseurs ni acteurs, car ils sont cela et autre chose : expérimentateurs d’une science encore sans nom. Celle du corps et de sa liberté. Le spectacle raconte ici l’histoire d’un enfant déficient, et par cela devance en ce domaine où elle piétine la science médicale, il écrit sur l’espace avec ces caractères mouvants, hommes et femmes, et la couleur y joue, les noirs au milieu des blancs et des monstres, y ont part prépondérante. Le spectacle est celui d’une guérison, la nôtre, de « l’art figé », de « l’art appris », de « l’art dicté . Il relève d’une science particulière, celle des probabilités (j’ai l’envie de dire et des improbabilités). Il nous guérit, nous dans les loges, le parterre, d’être comme tout le monde, de ne pas avoir les dons divins du sourd, il nous fait sourds par le silence et, magnanime, de temps en temps nous rend l’oreille pour la musique, ou cette voix soufflée des coulisses qui rythme une étrange et merveilleuse valse (ainsi) de Strauss en comptant les temps : one – two – three – one – two – three – one – two – three – one – two – three… peut-être un quart d’heure à la fin de l’acte premier. »
Nicolas Villodre
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