« Debussy 3.0 », un univers chorégraphique virtuel
Cette 25e édition du Temps d'Aimer la Danse a caché une œuvre numérique et interactive de vidéo-danse à couper le souffle, dans une salle reculée de la médiathèque de Biarritz, laquelle présente par ailleurs une très belle exposition de photos sur la danse basque actuelle (signée Gabrielle Duplantier et ouverte jusqu'au 25 septembre). Les tirages en noir et blanc donnent à ces danses le charme du passé, alors qu'en vérité les photos sont très récentes. Aussi le croisement des deux strates temporelles y crée des contrastes surprenants.
Un étage au-dessus, le visiteur met son casque Oculus pour plonger dans l'univers d'un avatar numérique, tout aussi à cheval sur les époques. Sous une (seconde) peau, apparaît une créature mythique, africaine ou antique, une ballerine sans nom, mais aux mouvements parfaits, version 2.0 de la marionnette décrite par Kleist, à la fois consciente et inconsciente de son corps. Elle occupe autant l'espace réel qu'un ailleurs mental.
Spectateur ?
Mais que signifie « espace » dans un univers virtuel ? Ici l'enveloppe virtuelle peut à tout instant éclater pour se dissoudre dans son environnement et « faire corps » avec un monde qui est peut-être infini, mais surtout en transformation permanente. Y a-t-il donc là encore un « ici » ? Le « spectateur », qui peut voyager avec le bel avatar en se tenant debout, sent son corps traverser l’espace, en avançant ou même en lévitation. Oublions donc la télévision, notre position assise face à l'écran a vécu. Ici l'immersion impose sa loi et nous plonge dans la téléportation. Guidé par l'avatar, on prend son envol jusqu'à se sentir avatar soi-même.
Danse ?
L'empathie physique du spectateur de danse est donc à la fois plus directe et plus diffuse que face à des danseurs en chair et en os. La notion même de danse est plus que jamais remise en question. Debussy 3.0 commence par une très belle séquence chorégraphique où l'avatar se trouve dans son espace naturel, créé pour et à travers ses développés des bras et des jambes, dans un langage entre Limon, Balanchine et Cunningham. Mais jamais il ne déclare: attention, je danse !
Quand la danse est l'état naturel d'un être, existe-t-elle encore ? Après tout, à travers toutes les définitions probables et improbables, le plus petit dénominateur commun de ce qu'on peut appeler « danse » veut qu'on sorte de l'état du corps au quotidien. La danse est danse parce que danser est un état d'exception, voire d'épuisement qui ne peut occuper qu'un temps limité.
Pour l'avatar de Debussy 3.0, né par la danse, la question ne se pose pas. Nous ne rencontrons pas en cette Lara Croft chorégraphique une danseuse incarnant un personnage, mais un être authentique, aussi immatériel soit-il. On arrive donc à une toute autre idée de « non-danse ». Et si nous insistons à voir en elle une ballerine et donc un idéal, c'est que nous projetons sur elle notre condition humaine, drôlement révolue dans cet univers.
Debussy !
Le tryptique maritime de Debussy, qui a évidemment toute sa place à Biarritz, devient ici une métaphore de notre rapport aux média électroniques. À l'origine, Gaël Domenger (direction artistique et chorégraphie), Axel Domenger (design numérique) et Jean-Claude Asquié (lumières) ont créé, en décembre 2013 à Biarritz, La Mer, un ballet augmenté sur la partition de Debussy avec deux danseurs en scène (Irma Hoffren et Mickaël Conte).
Debussy 3.0 en est l'exégèse interactive, toujours sur la symphonie de Debussy dont les trois mouvements représentent respectivement la contemplation d'une mer calme, la puissance de ses vagues et les dangers des courants, pour terminer sur la violence houleuse d'un raz-de-marée.
L'univers visuel de Debussy 3.0 retrace toutes ces sensations, à commencer par la peinture numérique en 3D et les sculptures virtuelles réalisées à partir d'une photo de lever de soleil. Cette tranquillité romantique est suivie d'une descente aux enfers, et le tunnel que l'on traverse est peut-être celui de la mort. Tel un phénomène surnaturel, notre guide à la peau virtuelle se dissout et réintègre son corps à volonté.
Le Making of
Dans l'installation conçue par Gaël Domenger, la séance sous casque Oculus est accompagnée d'un film qui montre le travail en studio de danse, les discussions et les étapes de la réalisation numérique. Le procédé de motion capture utilisé est par ailleurs des plus classiques en travail numérique. Mais les résultats obtenus grâce aux recherches menées à l'ESTIA (Ecole Supérieure des Technologies Industrielles Avancées) sur l'interactivité en environnement immersif large sont destinés à une utilisation industrielle autant qu'artistique.
Côté ballet, la chorégraphie interprétée en studio par Irma Hoffren donne lieu à la réalisation d'un schéma corporel qui est habillé de graphismes à forme humaine mais toujours transposés vers une apparence mystérieuse. Pour les curieux, le site internet du projet regorge de documentations au sujet du duo pour la scène créé fin 2013 et le processus de développement.
Thomas Hahn
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