« Dark Field Analysis » de Jepthta Van Dinther
Le chorégraphe nordique confirme : encore plus qu'inventer des danses, il déplie des mondes.
On va tenter une expérience nouvelle. La suivante : écrire sur une pièce plus de quinze jours après l'avoir vue ; et cela alors qu'on n'y prit pas une seule note écrite. Ne nous en reste qu'une pâte mémorielle. Est-ce bien sérieux ? Respectueux pour les artistes eux-mêmes ?
C'est qu'on a ses raisons. La première : devenue à ce jour magmatique, la trace laissée par Dark Filed Analysis, de Jefta Van Dinther semble juste, dans cette consistance même. C'est quelque chose de l'ordre d'un tout, à saisir dans la texture, malaxé.
Deuxième raison : s'il en était besoin, on s'y est convaincu, encore et encore, du caractère extrêmement singulier de l'écriture de ce chorégraphe. Il faut le saluer à ce titre. Et le faire d'autant plus, que ce soir-là, la chose n'était pas gagnée d'avance.
Une fois après avoir cédé à la pression tardive, presque incongrue – mais très pro, et finalement bienvenue, en soi irréprochable – d'une attachée de presse, on ne se présenta au Centre Pompidou qu'en dernière minute ; chose évitable, qu'on ne désire pas à tout coup, et de toute façon non prévue cette fois. Une fois installé en très petite chambrée, quadri-frontale, autour d'un épais tapis carré posé au sol, on constatait une fois de plus la minceur ridicule des indications fournies sur la feuille de salle. Carre-toi ça. Tel est le genre de la maison.
A vrai dire, on ne pigeait rien à ces quelques lignes opaques, évoquant des "pratiques médicales alternatives de la microscopie dite en champ sombre", censées nous éclairer sur une prestation scénique commençant plutôt mal. Soit deux superbes jeunes hommes, assis au sol, intégralement nus sous éclairage blâfard, mais quasi immobiles, avant tout engagés dans un échange verbal ininterrompu dans la langue de Shakespeare. C'est pas qu'on y comprenne goutte. Mais c'est qu'il y faut consentir un effort spécifique, et qu'alors celui-ci entre en tension contradictoire avec l'attention qui reste à porter à la dimension non verbale de la performance. Il faut plus ou moins choisir. C'est une position agaçante. C'est fatigant.
Or, voici que démarrant sur ces bases, une petite heure plus tard, on ressort de cette représentation en proie à la sensation d'y avoir effectué toute une traversée, et s'en trouver transformé. Il y a quelque chose de mutant, dans l'art performatif que déploie sur les scènes le chorégraphe néanderlo-suédois.
Les corps s'y engagent en connexion avec tout leur environnement. Dont le corps spectateur. Il y a là, du reste, une donnée assez générale de l'art chorégraphique. La différence étant que Jephta Van Dinther s'en saisit et la développe de manière préhensible et déterminée. Par là il révèle ; sa science du dépliement déniaise une part de l'idéalité spectaculaire.
Il révèle, disait-on ? Pour ceux.les qui se souviennent encore de l'art de la photographie argentique, il y aurait quelque chose de l'opération magique du bain révélateur, d'où émerge progressivement une forme, dans la dramaturgie choréo-scénographique de Dark Field Analysis (un intitulé qui, du reste, nous parle d'une analyse par champ noir…). On n'est absolument pas sûr d'avoir saisi le procédé d'analyse médicale auquel réfère ce titre. Mais le fait est qu'il est, là encore, de l'ordre de la révélation des données du vivant, à partir du prélèvement organique.
Il y a là comme du flux, du chimique, du métabolique. Quant à nos deux gaillards, outre le fait de bavarder – apparemment sur le sens du monde et de la vie – voici que des gestes viennent à les relier, d'abord comme incidemment. Ils sont assez proches l'un de l'autre. Un tiers espace va peu à peu prendre corps. On a écrit que ces gestes viennent à se manifester. Et non qu'ils se mettent à accomplir des gestes. C'est différent. Si un mouvement physique se crée, il paraît synthétique, transcendant, comme opérant par lui-même, reçu par les interprètes, en partage, plutôt qu'exprimé et encore moins affiché avec teneur volontariste.
Il ne s'agit pas d'une dynamique robotisée. Mais tout de même, d'une manifestation d'énergie transverse et reverse, par le milieu, sans qu'y prime la claire butée d'un commencement ou d'une terminaison. Ce serait deleuzien. En flux et branchements.
Côté spectateur, une dissociation analogue opère. On voit le geste se faire. C'est de l'ordre de la saisie scopique. Mais on le ressent se produire, dans une saisie décalée, différenciée, autonome, en plan intermédiaire. C'est d'une autre texture que la seule vision qu'on en a. C'est. Autrement qu'en image.
Serait-on en train de délirer ? Peut-être, en tout cas, cherche-t-on à transcrire ce que les pièces de Jephta Van Dinther colportent d'effets de trouble, d'altération consentie des sens, qu'on peut rapprocher de certaines expériences psychotropes. Il faut savoir lâcher ; accepter d'éprouver un peu plus que seulement regarder, bêtement. Cela monte en puissance, doucement. Et un inépuisable bourdon sonore s'entête à ouater l'atmosphère générale. Le chromatisme lumineux n'est pas en reste.
Au final de la pièce, il ne se sera pas passé grand-chose de plus qu'un microcosme duel de la phylogénèse. Les deux hommes finiront, très progressivement, par se retrouver en position debout. Mais c'est transcendant. Ils ne s'en contentent pas. Cette grande érection se poursuit, par la patiente ascension de l'un, jusqu'à se hisser debout, sur les épaules de l'autre. La configuration scénique est étroite, les spectateurs sont très proches, et la situation se fait vertigineuse, en contre-plongée.
On constate alors qu'un fin néon lumineux, tout élégamment, dessinait un carré en hauteur de scène, homologue au tapis de l'évolution au sol. Cela fait une globalité de volume, très pure, mais très ouverte, ascendante.
Enfin bref, une merveilleuse sensation d'élévation nous aura fait sortir de nous-même, sans en prendre garde, dans le processus de Dark Field Analysis, partant de ces deux organismes de chair posés par terre au début.
L'art de Jephta Van Dinther est furieusement spirituel. Mais dans les énergies et sensualités rageusement contemporaines. On en frissonne.
Gérard Mayen
Spectacle vu le vendredi 20 avril 2018 au Centre Pompidou (Paris).
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