DañsFabrik 2018 à Brest
Ana Rita Teodoro tresse, magnifiquement, une improbable rencontre du chant traditionnel de son pays, et du butô, qui la passionne. Cela au coeur d'un focus consacré au Portugal, clé d'un festival de belle tenue.
C'est un atavisme contemporain. Il nous suggère de nous méfier, spontanément, d'une forme artistique où primerait une expression de soi à forte teneur émotionnelle, dès lors suspecte d'entretenir de vieilles lunes romantiques. A Brest, récemment pour le festival DañsFabrik, Ana Rita Teodoro est venue ébranler cela, dans sa pièce en solo Fantôme méchant / Assombro.
Disons qu'elle est parvenue à en dépasser les termes. Cela tient peut-être au fait qu'elle puise à deux sources culturelles radicalement distinctes, et en relie les échos dans la trempe de tout son être. Ana Rita est issue des formations chorégraphiques contemporaines. Or, dans Fantôme méchant, elle chante autant qu'elle danse. Elle chante tout un répertoire de chansons anciennes portugaises.
Elle le fait en donnant à entendre beaucoup de silences. En ménageant beaucoup de distances. Elle serait véhicule autant que source. Plutôt qu'occupé à clamer une intériorité, son phrasé tranquille, dénué d'emphase, mélodique mais d'un fâné lancinant, mélancolique, la fait paraître traversée par ce chant qui est d'un monde, plus que d'elle-même, dont tout son corps serait l'instrument vibrant.
Et quel corps ! Ana Rita Teodoro est mince, anguleuse ; profil taillé. Ce corps glisse en scène par un passage étroit entre deux parois, qui appelle à un monde d'obscurités, d'anciennetés, où elle se réfugie parfois. Sa tenue vestimentaire est d'une découpe embrouillée, sur les limites du dénudé et de l'habillé. Une fleur aux cheveux rehausse le fluant des pans de tissu. Elle en nouera l'un d'eux, pour se fabriquer un phallus postiche qui contribuera à brouiller toute fixité en cette présence.
Quand elle bouge, la chanteuse et danseuse le fait par gestes décochés, notamment de ses interminables bras à l'écart, avec accents incantatoires et périls de brisures. C'est incandescent. Mais si rare et si net qu'aucun lyrisme n'y déborde. On a appris la passion savante qu'entretient l'artiste à l'endroit du butô. Chez certains grands héritiers du genre, qu'il est toujours possible de voir sur nos scènes (Ko Murobushi, Akira Kazaï, entre autres), on a pu rester perplexe devant une charge de théâtralité qu'on avait préféré ignorer, en imaginant de tout miser sur une radicalité des épures.
C'était oublier la charge expressionniste qui fonde cette danse contemporaine japonaise. L'abordant depuis les formations conceptuelles européennes (CNDC d'époque Huynh, département danse de Paris 8), et à travers un héritage traditionnel qui la touche en personne, Ana Rita Teodoro semble trouver l'exacte mesure d'un possible emprunt à ce genre, soudain rendu à une fraîche clarté.
L'édition 2018 de DañsFabrik a crépité d'intensité. Comment la refléter en si peu de lignes ? Le focus portugais y avait été conçu par le programmateur Tiago Guedes, qui a su s'adresser au public curieux et pointu qu'entretient la scène nationale du Quartz, à Brest. Vera Monteiro y a fait un tabac, dans un documentaire chorégraphique fictionnel que nous avons déjà eu l'occasion de saluer.
Cláudia Dias puise elle aussi au réel, pour sous-tendre les dessins évolutifs de sons et de matières qu'elle dispose, altère, détruit et reconstitue, ligne à ligne, sur le plateau de Terça-Feira. Une tension riche et intrigante se crée entre la dimension très pure, presque enfantine, de ce théâtre d'objets et de formes, et par ailleurs la gravité de son propos.
Lequel paraît difficile à situer. La chorégraphe en passe par un exposé très politique des tragédies liées aux frontières, aux occupations, colonisations, exodes et vies de réfugiés. Mais cela en jouant du fait que tel n'aura pas été son destin personnel. A partir de quoi elle s'autorise à en sur-imaginer les motifs, et les sur-commenter, à travers le cas palestinien, justement emblématique.
Cela tout en répétant qu'elle vient à peine de découvrir l'étendue et la complexité des données de ce cas. La pertinence de sa position s'en trouve fragilisée, si courageuse et obstinée soit-elle dans son principe. L'incandescence imaginaire de son geste scénique est souvent contrecarrée par l'évidence très sommaire des données qu'elle expose, à peine assimilées, parfois fort schématiques.
Le grand public était gratifié, lui, de la pièce Brother, de Marco Da Silva Ferreira. Sept danseurs y font un panel de diversités, puisant surtout dans leur maîtrise des danses urbaines, pour revisiter des grands principes de danses communautaires, anciennes, populaires.
Il en découle un style absolument singulier, qui n'a à peu près rien du hip hop, mais affiche tout de même son poids de corps, sa frappe chaloupée, son coulé de muscles et son ardeur virile. C'est consistant, riche en matière, relevé en saveur. Mais ça gagnera à l'affinage.
Il n'y avait pas que des Portugais à Brest ce week-end là. On y a traversé l'étrange fiction rurale et filmique de Ouest, où Carole Perdereau orchestre des arrêts et répétitions d'actions absurdes ou intrigantes, dans une rencontre improbables de fortes tronches et hauts profils, disparates. C'est au long cours. C'est discrètement inscrit dans un contexte breton.
On a aussi goûté les belles finesses de gestes dessinés, actions bien senties, mais cadrages moins certains, de la création 2018 – To be or not to be – de Mani.A. Mungai. Il fait mieux que remplir son office en direction du jeune public.
Enfin, le projet En danseuse mériterait d'amples développements. Alain Michard y a sollicité onze chorégraphes contemporain.es, plutôt issu.es des questionnements radicaux nés vers la fin des années 90. Il les a filmé.es chacun.e en train de développer une danse qu'on pourrait penser générative de leur geste artistique plus global et transversal d'auteur.ice. Il les a également enregistré.es, dans les commentaires que cela leur inspire.
Contre toutes les paresses d'attendus, il se trouve que les images et paroles restituées sont une ode à la danse, à des danses, des états de danse. Sans s'étouffer sous les discours, ces gestes fouillent aux sources de ce qui traduit en mouvements pensés du corps, l'entrée en contact avec le monde. C'est choral et polyphonique, filmé selon un protocole homogène d'espace et de prise de vue. Puis diffusé sur un tryptique géant d'écrans où les séquences se relaient et permutent. Le public est en position éparse.
Il est impossible de prétendre saisir, et tordre au terme de l'analyse définitive, tel ou tel de ces solos. L'oeil spectateur est libre, se déplace, dans un propos d'exposition très ouverte. Avec la plus grande des simplicités, mais la plus aiguë des présences, deux artistes chorégraphiques – Jennifer Lacey et Rémy Héritier pour cette édition brestoise – évoluent en présence dans la salle. Ce dialogue incarné, mis en tension avec l'image, inspire encore un peu plus un état de méditation en retour sur ce que, décidément, la danse ne parviendra jamais à épuiser dans ses gestes. C'est apaisant, en même temps que très fort.
Ca ne résonne pas si loin de ce que meut Ana Rita Teodoro dans son geste. Ailleurs.
Gérard Mayen
Spectacles vus les vendredi 16 et samedi 17 mars dans diverses salles de Brest, principalement au Quartz scène nationale, dans le cadre du festival DañsFabrik, édition 2018.
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