« Danse de parking » de Sandra Abouav
À l’approche du 100e épisode de Danse de parking de Sandra Abouav, il nous a semblé intéressant de traiter de cette forme singulière de cinédanse (ou de digidanse) destinée à être diffusée par les réseaux dits « sociaux ».
Conceptrice, productrice, réalisatrice et interprète de ces clips tournés depuis près de trois ans en vidéo légère – au moyen d’un simple smartphone –, Sandra Abouav a su capter notre attention et capter tout court sa danse – la noter, l’homologuer, la pérenniser – à une fréquence hebdomadaire et créer de toutes pièces des œuvres chorégraphiques d’assez brève durée, au risque d’être plagiée en les divulguant avec prodigalité au tout venant ! Ces courts métrages ont tenu en haleine – quoiqu’à distance – les spectateurs, un peu comme les ciné-feuilletons de jadis, tournés dans ce même quartier des hauts de Belleville où se situe le « plateau » de Sandra. Le studio étant ici réduit (pour ne plus utiliser l’adjectif « confiné ») à son garage. La danseuse-filmeuse rejoint par là la pionnière du 7e Art, Alice Guy, Musidora et les réalisateurs de serials de la cité « Elgé », ceux de la rue des Alouettes, un des plus grands studios en Europe, recyclé par la suite en studio de télévision pour les dramatiques de l’« école » des Buttes Chaumont.
Danser pour la toile La danseuse s’est sentie « piégée ». Coincée, obligée de fournir chaque dimanche, aux alentours de midi, une nouvelle livraison, autant que possible inédite, sous la forme d’une variation, c’est le cas de le dire, interprétée par elle ou avec des partenaires qui ont fini par constituer quasiment une troupe. Le parking n’a certes pas le confort d’un studio de danse – on n’y peut évoluer pieds nus. S’il est disponible jour et nuit, il ne garantit pas pour autant la quiétude, la danseuse devant rester « en alerte », aux aguets, sur ses gardes, en raison de l’irruption possible, à tout moment, du propriétaire ou du locataire d’un box, voire, comme cela lui est arrivé, d’un intrus – cela va de la personne cherchant à assouvir un besoin pressant, à un rôdeur, un voleur ou tout bonnement d’un dealer. Le parking en question, partiellement en entresol, est propre mais, comme tout parking, anxiogène. La durée des clips, de moins d’une minute à un peu plus, peut se justifier. D’une part, ils sont destinés à être compressés, voire écourtés pour pouvoir être aisément twittés, instagrammés, tiktokés, facebookés ou youtubés. De l’autre, on a l’impression que Sandra ne veut pas abuser de l’éclairage collectif au néon, probablement modéré par une minuterie.
Pour ce qui est de la gestuelle proprement dite, disons que l’interprète a une bonne connaissance des courants de la danse « libre » et postmoderne, ce qui lui permet d’explorer diverses directions et de nous restituer autant de catégories esthétiques. Sa technique et sa palette stylistique trouvent ainsi à s’exprimer de manière précise et fluide. Elle aime visiblement jouer avec les contrastes, les changements de direction, les ruptures rythmiques – voire les sautes d’humeur. Sa dialectique l’autorise à entremêler écriture savante, labanotation, vocabulaire classique, faits quotidiens, petits gestes a priori insignifiants, grossis et inversés par le miroir déformant de la caméra, divagations et improvisations. Douée pour plusieurs disciplines, elle passe de la chanson au sketch théâtral, de la conférence dansée à l’enchaînement de mouvements inattendus, de la prouesse à l’immobilité. Il est extrêmement rare, en outre, qu’une jolie personne ait, en prime, la vis comica. Sandra, avec son agilité corporelle et la plasticité de son minois, a créé un personnage poétique, capable d’ironie, apte à l’humour.
Cinéma underground Dans les conditions de production qui sont celles du cinéma indépendant pur et dur – avec, comme elle l’a rappelé dans un entretien radiophonique, « zéro budget » – Sandra réalise une série relevant du home movie. Le dispositif est tout simple, du moins dans les premiers numéros : une caméra sur trépied, le même cadrage sur une perspective du sous-sol composée d’une enfilade de portes éclairées par une lumière artificielle verdâtre et, dans la partie supérieure de l’image, à l’arrière-plan, un décor « naturel » – extérieur –, à l’air « libre », le tout en moins d’une minute chrono, en plan-séquence, comme les premiers films de Louis Lumière. Jusqu’au treizième épisode, se dessine par petites touches impressionnistes un autoportrait de l’artiste en son atelier. On note ensuite des modifications.
En près de trois ans, la jeune femme mûrit. Elle s’entoure de familiers et de comparses qui lui tiennent (ou forment ?) compagnie : Lina Cespedes devant l’objectif, Vincent Cespedes derrière et, par ordre d’apparition, Philippe Tabarly, Carole Bordes, Violette Pouzet, Richard Kapoff, Olivier Bioret, Giang Ha, Uyen Nguyen, Alexis Morel, Cendrine Lassalle, Dabo Boubacar, Eliane Dos Santos, Bakhta Ben Tara, Jérémie Gardelli, Antonin Gellibert, Hug Sal, Zouzou Oz, Virginie Schwob, Chloé Baker, Enrico Lemercier Castronovo, Cendrine Lsl, Martine Hénia Duffas, Stéphanette Martelet, Blaise Merlin, Jenny Abouav, Sergiù Popescu, Marlène Rostaing, Elsa Godart, Anouk Gonzàlez, Jacques Abouav, Tarek Sardi, Émilie Ond, Camille Rancière...
Le cinquantième épisode est une superproduction, au moins pour ce qui est du casting, avec Chloé Baker, Özgür Bilal, Laure Bourgois, Dominique Boutel, Lina Cespedes, Valeriu Cosuleanu, Mikaël Cerop Ohanessian, Stéphanette Martelet, Alexis Morel, Violette Pouzet, Hugo Salignat et Virginie Schwob. Le parking est exploré en long, en large et en travers, jour et nuit. La caméra devient mobile, utilisée de main de maître par la danseuse en action, façon selfie (cf. le numéro double 89-90) ; la danse intégrale se mélange à la danse théâtrale, à l’exercice de style, à la poésie (cf. le n° 83, avec La Rose et le réséda de Louis Aragon récité par cœur) ; la danse se combine à la musique contemporaine (cf. le n° 33, avec Alexis Morel à la flûte traversière) ; la pantomime vire au classique (cf. le n° 84, avec Jacques Abouav au saxophone et la danseuse au cornet interprétant Le Vol du bourdon de Nikolaï Rimsky-Korsakov, la caméra de Vincent Cespedes tournoyant autour d’eux à la façon d’un Lelouch).
Nous avons été sensible à la réalisation de l’épisode 92 par Alexis Morel, véritable film expérimental exploitant les vibrations fluorescentes du plafonnier. Et une danse en silence. On en est déjà au 96e numéro.
Nicolas Villodre
Vu sur le site http://metatarses.com/danse-de-parking/
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