« Dancing Dance for Me » et « Dis Cover » de Sun-A Lee
« Prends garde à la douceur des choses »… Ce vers célèbre pourrait s’appliquer à Dancing Dance for me et Dis Cover, deux pièces de la chorégraphe et danseuse Sun-A-Lee programmées par le Ballet Preljocaj, par ailleurs co-producteur, au Pavillon Noir.
Présenté en première mondiale à Aix-en-Provence au Pavillon Noir, Dis Cover, le nouvel opus de la chorégraphe coréenne Sun-A-Lee, était précédé de la recréation de son solo Dancing Dance for Me, vu en Paris en novembre 2018 à L‘Étoile du Nord dans le cadre du festival ZOA. Soit deux occasions de pénétrer l’univers d’une artiste dont le sourire et la douceur n’affaiblissent en rien une ferme détermination à sonder les aspects les plus complexes de l’âme humaine.
A cet égard, la première partie de la soirée offrait un exemple particulièrement réussi. Alliage insolite de performance au plateau et de vidéo projetée en fond de scène, Dancing Dance for me articulait finement Sun-A-Lee danseuse - ouvrant le spectacle par une séance fascinante où, allongée au sol, elle semblait à la fois déplier et reprendre possession de chaque extrémité de son corps - et Sun-A-Lee actrice jouant à l’écran, aux côtés de l’acteur coréen Jong-Hwan Park, les ultimes retrouvailles d’ex amants à Séoul. Contrairement à l’usage, la vidéo n’avait pas ici pour mission de prolonger la danse mais jouait exactement le rôle inverse, les ponctuations gestuelles signifiantes de la danseuse éclairant les séquences filmées.
A ce subtil aller retour, Sun-A-Lee donnait une force particulière qui transformait ces adieux élégiaques, filmés en 2014, en troublante réflexion sur la réalité, la fiction, le passé et le présent. Même lorsque, faisant face aux images, elle n’offrait au public que son dos immobile, sa simple présence suffisait à déployer l’arrière texte émotionnel de ce que vivait le personnage qu’elle incarnait à l’écran. D’autant que pour ajouter au trouble, la danseuse était à ce moment-là vêtue du même manteau sombre que l’actrice de jadis. La tristesse, le désarroi, le sentiment d’abandon ou de trahison, le tout filmé dans un paysage d’hiver et de neige pour ajouter à la désolation, mais aussi la force de se reconstruire, le pouvoir salvateur de l’art et la poésie triste liant à jamais deux êtres qui se sont aimés : tout était à la fois montré et rendu sensible par les gestes subtils de Sun-A, battant des mains comme des ailes pour un envol ou un adieu, et se recroquevillant enfin au sol pour mieux se retrouver.
Galerie photo © Jean-Claude Carbonne
La seconde pièce au programme mettait en scène trois interprètes de la Korea National Contemporary Dance Company (KNCDC) dont la directrice, Jeongho Nam, était d’ailleurs dans la salle. Cette fois, la quête existentielle menée par la chorégraphe se déplaçait du couple à l’individu lui-même, à la recherche d’une intériorité infiniment plus sombre et brutale que la courtoisie policée en usage dans les sociétés asiatiques. Pour mettre à jour leurs pulsions les plus intimes et pouvoir ainsi s’en affranchir, les danseuses Eun-kyoung Kim, Yun-kyung Hur et le danseur Dae-ho-Lee avaient chacun à leur disposition, posé au sol devant eux, un tas d’argile : ocre pour l’homme, bleue et verte pour les deux femmes, des couleurs assorties à leurs vêtements (pantalons, short, tee-shits) respectifs. Il s’agissait donc de modeler, de malaxer et pétrir cette terre glaise, pas si malléable qu’elle n’en avait l’air, pour faire surgir la part invisible de leur être.
Galerie photo © Jean-Claude Carbonne
Si l’idée elle-même n’avait rien de particulièrement inédit, sa mise en oeuvre témoignait d’une certaine maîtrise scénographique, réussissant sur un fil relativement ténu à renouveler l’attention. Piétinant la terre ou s’en enduisant le corps, l’étalant sur le plateau en stries fines ou jouant avec comme des enfants déchaînés, les trois performers rendaient ainsi visibles, par leurs gestes comme avec l’argile, les phases successives de leur cheminement intérieur dans les rythmes sourds et heurtés de la compositrice Hyun-Hwa Cho. Jusqu’à, eux qui au début de la pièce se tenaient chacun isolé à un angle du plateau, accorder enfin leurs mouvements et s’ébattre au sol dans une lumière bleutée de début du monde, nouveaux nageurs des profondeurs.
Isabelle Calabre
Vu au Pavillon Noir à Aix-en-Provence le 3 février 2022
A voir à Paris les 8 et 9 février 2022 à 19h au Centre culturel coréen.
20 rue La Boétie 75008 Paris - 01 47 20 84 15
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