Dairakudakan : Symphonie M
Tous les trois ans, environ, Akaji Maro, fondateur de la troupe de butô Dairakudakan, crée un solo pour lui-même. « C’est une façon pour moi de vérifier l’état de mon corps et de constater mes limites. » dit-il avec cet humour teinté d’une bonne dose d’autodérision qui le caractérise. Maître incontestable du butô, Akaji Maro, soixante-dix ans, a gardé intact l’esprit de cette danse théâtrale et grotesque qui ne craint pas de se frotter aux formes « impures » que sont le cabaret ou le burlesque, avec ses incertitudes sur le genre et son goût de la transgression. Et si, bien sûr, toute une esthétique typiquement japonaise nimbe ses pièces, il est pour autant fort loin du style esthétisant d'un Sankaï Juku, qui, en France, est pour beaucoup l’un des seuls représentants de ce style… Hélas. Car le butô est en soi un processus de transformation que l’on ne saurait capturer dans une seule image. Et, à propos de transformation, Symphonie M s’inspire du Livre des morts tibétain qui décrit les étapes à franchir de la mort à la renaissance et, raconte Akaji Maro, « Il détaille les 49 jours nécessaires pour atteindre la nouvelle vie ou pour sortir du cycle des réincarnations. Mais ce qui m’intéresse le plus, c’est le fait que même après la mort, on est obligé de galérer ! »
Galerie photo de Laurent Philippe
Et Symphonie M nous plonge dès la première image dans cet univers interlope, décoré d’une seule immense colonne vertébrale, mais de quel animal ? Mystère. Une femme âgée (Akaji Maro, bien sûr !) tire sa plus belle révérence en ondulant des épaules et des bras, comme un hommage transversal et perverti à la Mort du cygne… et bien sûr, elle meurt. Aussitôt, quatre hommes en chapeau melon, avec cet air énigmatique, impersonnel, lisse et surtout intemporel que l’on retrouve aussi dans certains mangas, la déshabillent et la rhabillent dans une robe écarlate pour l’entraîner jusqu'aux portes de la Mort…
Galerie photo de Laurent Philippe
De dépouilles en dépouilles, la pièce évolue à travers ses arcanes obscures, où l’on rencontre d’étranges figures : des femmes lucioles un peu impertinentes, des hommes quasi nus, séparés en deux par un fil rouge, qui se lancent dans une danse des fouets sous le regard d’une vieille petite fille (Akaji Maro, bien sûr !) avec une fleur dans les cheveux qui fait irrésistiblement penser aux prestations de Kazuo Ohno… avec ce côté sulfureux et d'un érotisme qui se joue de l'indécence. On songe à une version japonaise de l’Enfer de Dante, mâtinée d'une atmosphère de boudoir suggérée par un miroir, avant que ne surgissent « Les ténèbres blanches ». Dernier tableau, somptueux, fascinant dans sa blancheur de neige et dont le dénouement n’est qu’un seul cri. Vieux lion, vagissement du premier cri, assomption, le spectateur est libre de finir cette histoire qui n’en finit pas tout à fait.
Galerie photo de Laurent Philippe
La symphonie N°5 de Malher accompagne par bribes cette pièce surréaliste et obscure, dont le charme, à n’en pas douter, tient aussi à cette part qui résiste à tout récit comme à toute explication. Du grand art.
Agnès Izrine
27 novembre 2013 - Maison de la Culture du Japon.
Lire aussi :
http://dansercanalhistorique.com/2013/11/10/entretien-avec-akaji-maro/
http://dansercanalhistorique.com/2013/11/10/dairakudakan-a-paris/
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