Cunningham et Gutierrez au Ballet de Lorraine
Sous le signe de 68 – la date – la reprise de RainForest, et la création tonitruante de Cela nous concerne tous, composent un programme furieusement turbulent.
En début d'été dernier, on sortait plutôt dépité, d'une soirée à l'Opéra de Nancy. Rachid Ouramdane y avait composé une grande pièce pour le ballet de répertoire contemporain que cette ville abrite. Ce chorégraphe a compté dans le mouvement des audaces esthétiques qui perturbaient la danse en France voici une quinzaine d'années. Mais c'est une pièce néo-académique qu'il jugea bon d'ordonner pour cette formation. En cela, on aperçevait un possible symbole d'étouffement du projet très novateur porté par Petter Jacobsson à la tête de cette institution, mais se heurtant à quantité d'embûches, d'inspiration conservatrice.
Changerait-on d'avis comme tournent les girouettes ? Voici qu'on est sorti galvanisé, tout à l'inverse, du programme décoiffant avec lequel ce même Ballet de Lorraine vient d'ouvrir sa nouvelle saison. Petter Jacobsson a peut-être bien gagné son pari, à la longue, comme le suggère l'événement de cette nouvelle prise de risque, emportant tout sur son passage. A l'arrache. Ces derniers jours, on aura éprouvé dans la salle de l'Opéra de Nancy une atmosphère enfiévrée. Une situation endiablée. Un énervement électrique. Mais encore : une explosion jubilatoire et libératrice.
A un moment d'ouverture du spectacle, on entend une gigantesque clameur, venue d'on ne sait où. Il s'agit bien de cela : que le tumulte d'une époque parvienne à pénétrer, d'un grand coup d'épaule, pour réveiller le cocon ronronnant d'une salle de théâtre. Pour autant, ce spectacle ne manque pas de références historiques. Il n'y a aucune contradiction de principe entre la passion de l'innovation créatrice, et le regard attentif porté sur l'histoire.
Galerie photo © Laurent Philippe
Laquelle porte ici la date de 1968. Ses événements. On l'entend directement au milieu de Cela nous concerne tous, de Miguel Gutierrez, pièce clé de ce programme. Cela passe par l'extrait sonore d'une harangue alors révolutionnaire. Mais en 1968 était aussi créé (par Jacques-Albert Cartier), un BTC, Ballet-Théâtre contemporain, qui allait être la matrice originelle de l'actuel Ballet de Lorraine. D'un cinquantenaire, l'autre.
Après quoi, il ne faut peut-être pas surjouer la portée des effervescences politiques dans la danse. Laquelle opère de manière plus sourde, sur la matière politique des corps. Cela non sans subir l'effet des filtres puissants des conditionnements pédagogiques et institutionnels. Il y a des limites à la subversion ballétique, comme l'illustrent les froufrous virevoltants, juste gentils, qui accompagnent l'entrée des spectateurs dans la salle, pour faire anniversaire.
1968, on le retrouve à nouveau, plus discrètement, quand le spectacle commence vraiment. 1968 : date de la création de RainForest, par Merce Cunningham (lui-même alors à l'orée de sa cinquantième année). L'image scénographique de cette pièce est restée fameuse, faite d'un libre ballet de ballons flottant dans l'air, en forme d'oreillers remplis d'hélium, que le chorégraphe avait emprunté à Andy Warhol. C'est toute une époque, baignée dans les contre-cultures effervescentes d'une New-York qui n'avait pas encore connu la terrible crise du sida (on y reviendra plus loin).
Galerie photo © Laurent Philippe
Le remontage de RainForest vient d'être assumé par Cheryl Therrien et Ashley Chen. Au moins pour la représentation du dimanche 19 novembre, on mentirait, à dire que cette réalisation nous aura étourdi. On la trouva un peu empruntée, raide. Mais n'est-ce pas son tempo, retenu, qui tranche sur les déploiements plein d'allant, plus coutumiers chez ce chorégraphe. Soit. Le fait est qu'on ne regarde jamais Cunningham sans se dire que ses principes, à défaut d'incarner sur scène la moindre narration d'un engagement socio-politique, ont inspiré une révolution formelle, une rupture esthétique, dont l'impact n'a pas encore cessé de produire ses effets sur l'écoulement, sans cela bien tempéré, des choses de la danse.
On aurait donc affaire à une puissance new-yorkaise inextinguible. Le second chorégraphe de l'après-midi est Miguel Gutierrez. Un New-Yorkais, là encore. Lui, bien d'aujourd'hui. Pétri des acquis de la performance, d'inter-disciplinarité, de questions post-raciales et de genre, vivant au fin fond de Brooklyn bien loin du Village – comme on vit aujourd'hui à Bagnolet plutôt qu'à Saint-Germain-des-Prés.
Dans le foyer de l'Opéra de Nancy, Gutierrez arborait un tee-shirt floqué d'un dessin hyper-homoérotique, de Tom of Finland. D'où cette association d'idée avec la question du sida, furtivement mentionnée plus haut. La direction du Ballet n'aura pas manqué d'audace, en confiant son effectif géant, et studieux, à un artiste aussi imprévisible, tout excité d'exploser au-delà des formats limités habituels. Alors sa pièce, Cela nous concerne tous (This concern all of us) rappelle le tumulte des extravagances qui pouvait embraser les discothèques déchaînées de Manhattan, avant la nuit de l'épidémie
Il n'y a pas que le tee-shirt du chorégraphe. Sur le plateau, tout commence par une histoire de costumes (auxquels Gutierrez lui-même a prêté la main). Sur le fond outageusement fuchsia du tapis comme du fond de scène, ces costumes sont de couleurs acidulées et souvent vives. Ils sont de découpes dépareillées, abracadabrantes, combinant jambe short et jambe pantalon par exemple, avec voiles noués au jugé, manches qui font col, revers d'épaule sombrant en fouillis de traîne, et pourquoi pas zizi ou sein à l'air. Fin de fête décadente.
Comme déjà épuisés, les vingt-et-un interprètes esquissent des ombres de gestes, sans suite, incohérentes, abandonnées avant même de prendre réellement forme (cela non sans rappeler le W.H.A. de Régine Chopinot, ou les récents 10000 gestes de Boris Charmatz, mais sur un versant alangui teinté d'humour, plutôt que d'emphase démonstrative). Les appariements fugaces se combinent dans le hasard des divagations, et cela flotte sur le ronflement d'un son répétitif et sec, en proie à une patiente montée imperturbable, laissé à sa propre obsession.
La salle est restée dans une demi-lumière, qui la suspend dans la perplexité. Le ballétomane devra se contenter d'une seule figure composée collective ; soit un serpent très chahuté de la totalité des danseur.se.s, balayant le plateau en vagues, avant de se fracasser à l'assaut de la salle. Cette procédure du spectacle répandu parmi les spectateurs est l'un des motifs éculés de la modernité, vu et revu, pour épuiser l'utopie de la destruction du quatrième mur. Il en faut plus pour nous bousculer.
Sauf que cette fois, c'est un ballet qui s'y aventure. A un degré rarement atteint, chacun de ses membres se retrouve lâché sur le fil improvisé d'une performance qui le prive de l'appui du groupe constitué, et des compositions étayées. Il faut y aller. Se hisser dans les loges, crapahuter dans les gradins, jouer les funambules de bord de galerie, s'époumonner, frotter sa peau au nez du spectaeur, lâcher des ballons d'hélium au design de fête foraine, faire tache et faire chahut, crier, chanter, trépigner, entretenir un énorme tapage.
Galerie photo © Laurent Philippe
Oui, c'est à risque. La bonbonnière des stucs de l'opéra de Nancy n'est pas l'environnement le plus commode pour l'exercice. Ni le public d'une matinée dominicale le mieux préparé, qu'on a longtemps habitué à feuilleter le catalogue didactique du répertoire du vingtième siècle de bon ton. Cette mini-révolution n'en percute que plus. Et ça le fait. Un vieux monsieur, soudain possédé, se lève, et tape dans ses mains. Des groupes de jeunes filles libèrent la stridence de leurs tensions adolescentes. On se trémousse, quand d'autres restent hébétés, voire consternés.
Ca n'est qu'un jeu. Rien que du théâtre. Miguel Gutierrez, gourmand, a fait descendre, de façon ostentatoire, au-dessus du plateau, tout un monument des moyens lumineux de la scène, célébrés sans compter. Or tout se conclut soudain dans la brusque extinction de ces feux. Noir intégral. De quoi nous ramener au constat obscur des illusions perdues. Ce n'était que fête ; plutôt que révolution. N'empêche : sur la ligne de partage entre la vie et sa représentation, entre l'action et le rêve, le curseur de Cela nous concerne tous indique la possibilité de l'insurrection d'une situation. Soit une expérience qui laisse tout de même secoué, époustoufflé.
Gérard Mayen
Spectacle vu le 19 novembre 2017 à l'Opéra national de Lorraine (Nancy)
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