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« Construire un feu » : Le collectif La Tierce crée « in situ » à La Manufacture

Retrouver un geste abstrait originel, telle est l’ambition des artistes en compagnonnage à La Manufacture CDCN. Entretien.

La Tierce est un collectif chorégraphique implanté à Bordeaux, fondé et dirigé par Sonia Garcia, Séverine Lefèvre et Charles Pietri. Leur nouvelle création, Construire un feu, est coproduite entre autres par La Manufacture CDCN et Mille Plateaux CCN de La Rochelle. Nous avons rencontré Séverine et Charles pour mieux comprendre leur esprit et leur création qui arrive à La Manufacture. 

Danser Canal Historique : Comment vous êtes-vous rencontrés et comment abordez-vous la danse comme forme d’écriture ? 

Séverine : Nous avons créé La Tierce il y a dix ans, à trois. Charles et moi, nous nous sommes rencontrés lors de nos études respectives au Conservatoire de Lyon et quelque temps après nous avons rencontré Sonia, qui étudiait au CNDC d’Angers. Nous avons vite ressenti l’envie de mener des recherches ensemble, en collectif. En dix ans notre travail a certes évolué, mais il y a une constante qui s’affirme de plus en plus. Nous traitons la danse comme une matière poétique, en travaillant avec des moyens très simples, voire pauvres pour faire émerger des choses qui sont pus grandes que nous. Nous essayons aujourd’hui d’aller au bout de cette écriture. 

Charles : Nous sentions que nous avions quelque chose à dire ensemble et nous avons pris la décision de partir de Lyon pour nous installer tous les trois à Bordeaux, ville et région que nous ne connaissions absolument pas, pour vivre une expérience collective et partager un nouveau départ. 

Séverine : Notre processus de création passe beaucoup par la parole, surtout dans un premier temps. Même si nous avons beaucoup de choses en commun, nous cherchons à ne pas anéantir nos singularités pour que chacune et chacun puisse développer ses idées, parfois à partir d’une même forme, idée ou danse. Les mots permettent à nos imaginaires personnels de communiquer et de coexister. Mais nos discussions peuvent durer des heures.

DCH : Face à vos pièces, le spectateur semble appelé à se plonger dans un univers, presque physiquement, comme si on était aspiré par quelque chose. 

Charles : En tout cas, nous défendons un droit à l’imaginaire et l’idée que le spectateur soit auteur de ce qu’il est en train de voir. Nous voudrions que son imagination soit portée de plus en plus loin. En même temps, nous voulons proposer des actions chorégraphiques faciles à aborder car liées au réel, même si les gestes que nous produisons ne sont pas forcément faciles à nommer ou à définir. 

Séverine : Nous travaillons en effet parfois sur le temps ralenti, ce qui veut dire que nous donnons au geste le temps nécessaire pour se déployer. Mais il ne faut pas confondre cette façon de laisser une action se produire avec la lenteur ! En tout cas, le public est invité à rentrer dans une temporalité différente. Et nous mettons en place des procédés très concrets pour cela, pour provoquer justement cette façon de se pencher vers nous, pour que le regard puisse venir chercher avec nous le moindre détail de ce qui est en train de se développer sur le plateau. 

DCH : Où placez-vous ce lien avec le quotidien dans Construire un feu ?

Charles : Nous sommes très attachés à l’idée de ne pas mettre des corps en puissance sur le plateau, mais des corps vulnérables, à partir d’un travail de relâché, de porosité. Pour ce faire, nous avons développé des protocoles de décontraction de toutes les défenses du corps que tout le monde porte en son corps social de tous les jours. 

DCH : Y a-t-il un thème particulier abordé dans Construire un feu ? Qu’est-ce qui a nourri cette création ?

Séverine : Construire un feu est une invitation à rentrer avec nous dans un imaginaire. Et cela passe ici aussi par la parole, ce qui est nouveau pour nous sur le plateau, autant que la création d’un quintette. C’est notre plus large distribution à ce jour. Une autre nouveauté est que nous  travaillons avec Camille Ulrich, une dessinatrice qui nous a suivis au fil de nos résidences. Elle a produit plus de mille croquis mais elle a aussi documenté nos discussions  pour montrer ce qu’est une création en danse. De tout ce matériau, elle est en train de faire un projet d’édition. Et nous, pendant le travail de création, avons découvert à quel point cette documentation était aussi un outil qui pouvait nourrir et innerver notre processus.

Charles : Nous sommes partis de deux souhaits. Primo, tenter de faire une pièce qui puisse appartenir à toutes les époques, ni anthropologique ni futuriste, mais qui pourrait avoir existé il y a 2000 ans et qui pourrait exister dans 2000 ans et peut-être même que toutes les époques puissent communiquer avec Construire un feu. Sans parler d’électricité ou de questions vestimentaires, mais dans le sens d’une essence poétique. Et deuxio, de se dire qu’il a bien fallu que quelqu’un, un jour, fasse le premier geste abstrait, ni fait pour manger, ni pour prier, dire au revoir etc. Et nous avons l’intuition que ce geste, que nous essayons de rejouer en danse, est arrivé par une émotion poétique. Nous proposons ainsi au public de voir une pièce de danse comme si c’était la première fois. Il faut dire aussi que ce n’est pas une mise en scène de la nouvelle de Jack London. Nous lui empruntons le titre et l’idée de rester en vie grâce au feu. 

DCH : Comment comptez-vous produire cette impression de « première fois » ? 

Séverine : Dans chaque théâtre, nous plaçons le lieu comme personnage principal de la pièce. Dans notre imaginaire le lieu reçoit nos émotions et nous le rendons vivant. Chaque lieu a ses sensations propres et une mémoire, qui est aussi une mémoire du geste et notamment de ce premier geste évoqué par Charles. En ce sens, Construire un feu  est  vraiment une pièce in situ. Nous utilisons chaque lieu dans son architecture. La création a eu lieu à Mille Plateaux, le CCN de La Rochelle. A La Manufacture CDCN, nous retirons le tapis de danse et tous les pendrillons et les rideaux. Nous  ouvrons les portes et fenêtres pour faire entrer la lumière naturelle et nous utilisons tous les couloirs et autres circulations que le lieu propose. 

Charles : Par ailleurs, ces ouvertures des portes et fenêtres provoquent des courants d’air qui influent sur l’emplacement de certaines choses. Il faut dire ensuite que nous avons en plus une non-création lumières. Nous utilisons seulement les services du lieu. Et il y a une allumette qui est craquée avant que le public n’arrive et nous gardons toujours ce feu allumé, grâce à des allumettes. Il n’y a pas non plus de musique amplifiée. Si on a besoin d’un environnement sonore, c’est à nous de le produire. 

Propos recueillis par Thomas Hahn

Construire un feu, le 8 mars 2023 à La Manufacture CDCN - Nouvelle -Aquitaine

 

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