« Chut » de Fanny de Chaillé
L'approche d'un somptueux paysage anamorphique de Nadia Lauro reste sagement virtuose, sans atteindre au burlesque
En 2012, Emmanuelle Huynh signait la pièce Augures. On y remarquait la scénographie de Nadia Lauro. Celle-ci consistait en un gigantesque tapis de scène, qui produisait une illusion anamorphique impressionnante : alors que le sol demeure parfaitement plat, les motifs qui ornent le tapis reproduisent un relief accidenté. En vue surplombante depuis les gradins, le spectateur fait l'expérience d'une perception déstabilisante. À tout instant l'œil hésite entre ce caractère plan, apaisé, ou au contraire vallonné et chahuté, du plateau.
Dans Augures, la chose semblait en rester là, comme si la chorégraphe s'était contentée d'y voir un somptueux décor, laissant en friche, inaccessible au spectateur, son lien avec l'action développée dans la pièce. Cela avait un parfum de rendez-vous manqué, que semblerait venir contrebalancer la toute nouvelle pièce de Fanny de Chaillé, Chut (qu'on a d'ailleurs connue collaboratrice d'Emmanuelle Huynh, assistante dramaturge, en d'autres occasions).
La plasticienne Nadia Lauro a disposé, à nouveau, un magnifique tapis de scène dispensateur de semblables illusions de relief. Mais cette fois, Fanny de Chaillé paraît décidée à faire de son approche l'enjeu même de sa pièce. Laquelle consistera en un solo, interpété par son complice, le comédien Grégoire Monsaingeon. On a aussi connu celui-ci dans un duo avant tout musical au côté de la metteuse en scène et chorégraphe (Mmeellooddyy Nneellssoonn).
Pendant quelques minutes d'entrée de jeu, Grégoire Monsaingeon effectue une fracassante entrée en salle, dévalant à grands fracas l'un des escaliers du gradin, dans un jeu de corps où il chute et se reprend, encore et encore. L'idée d'un lien chahuté et réversible au monde s'installe alors. Allez savoir si c'est le sol qui se révèle défectueux sous les pas du performer ? Ou bien l'inverse, selon quoi l'artiste lui-même connaîtrait de sérieux problèmes d'équilibration ? La parabole philosophique s'installe d'emblée.
Puis tout le restant de ce spectacle assez bref va se dérouler en scène, sur le plateau même. On n'y sortira plus de la démonstration. Le comédien éprouvera toutes les attitudes, démarches, positions, possibles et imaginables pour s'accomoder des aspérités de relief qui se présentent à travers le dessin de tapis. C'est un jeu d'illusions verticales, quand en fait le plateau s'offre obstinément horizontal. La déclinaison est riche, inventive, diversifiée. Le trouble indéniable.
Mais il n'en émane aucune autre qualité manifeste que celle de la virtuosité. Originale, paradoxale, certes, mais vite ennuyeuse par manque d'enjeu dramaturgique. La chorégraphe expose ses intentions d'atteindre aux mécanismes du burlesque. Mais il n'en est rien, tant est cohérente, homogène, superbement maîtrisée, à la Fanny de Chaillé, l'évolution développée en scène.
On peut imaginer qu'à force de se jouer, Chut parvienne à susurrer une part de vérité : celle-ci pourrait résider dans le fait qu'à la longue, dans une exaspération de la tension inhérente à sa perfection, une forme de vertige, de défi, voire d'hystérie, s'en dégage, confinant à une folie.
Au soir de la première, on en était loin, réduit à prendre note des motifs vivants capturés par ceux imprimés sur la laine d'une scénographie dont la force éclatante étouffait le propos d'ensemble, plutôt qu'elle ne le transportait.
Gérard Mayen
Le 20 mai 2015 au Centre national de la danse (CND à Pantin), dans le cadre des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis.
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