« Chro no lo gi cal » de Yasmine Hugonnet
Poses et constellations d’un trio balayant le temps et les trous noirs, la collerette au cou et un creux sonore au milieu du corps.
Qui saurait dire avec détermination ultime si le temps existe, s’il est courbe, circulaire, linéaire ou juste une convention ? S’agit-il jamais d’autre chose que d’une interprétation du monde ? Avec sa nouvelle création, Yasmine Hugonnet ne cherche pas à trancher la question, mais juste à ébranler certaines certitudes. Travaillant à la fois en Suisse et en France, elle est bien placée pour mesurer à quel point le temps ne suit pas les mêmes rythmes, d’un endroit à l’autre.
En associant le mouvement et la voix, et donc l’image et le son, on se place d’emblée dans deux vitesses différentes, celles de la lumière et celle du son. Quand, au début de Chro no lo gi cal, Ruth Childs, Audrey Gaisan Doncel et Yasmine Hugonnet lèvent ou écartent les bras et émettent des sons continus ou saccadés, la séparation est consommée. La voix semble venir d’ailleurs, du off, de l’espace, de la mémoire peut-être, d’une mémoire universelle à l’image d’un corps dans un récital de butô. Mais les trois voix émanent de ce creux à l’intérieur du corps qui se transforme ainsi en un trou noir imaginaire.
La distorsion du temps est ici manifeste, voire un manifeste - dada ou presque – qui s’écrit quand des syllabes, et finalement une sorte de conversation, émergent des sons continus. On songe à Kurt Schwitters et son Ursonate, quand en même temps les corps prennent des postures et se transforment en sculptures. Sur un plateau, tous les voyages dans le temps sont possibles. Tous les liens, aussi. Si Hugonnet insiste sur la césure que représente Chro no lo gi cal dans son travail [lire notre entretien], la filiation avec son solo Le Récital des postures est évident.
En robe de soie, richement ornementée et affublées d’une collerette, deux danseuses manipulent la troisième, dans son plus simple appareil. De pose en pose, de tableau vivant en tableau vivant, s’établit un dialogue entre deux styles et deux époques, entre Renaissance et baroque flamand ou élisabéthain, ou bien encore entre Rembrandt et Michel-Ange.
Au dernier tableau, Yasmine Hugonnet est couchée sur le dos, sur ce sol immense en trois niveaux, où les interprètes montent les marches quand elles se dirigent vers le public, sur une mosaïque accusant les traces des siècles qui l’ont traversée.
Ce carrelage nous amène dans l’antiquité, dans un musée ou un palais romain, au temps de Lucrèce dont les mots émergent du ventre, d’abord en latin et puis résumés en clair et en français, quand les trois reviennent vers nous et notre époque. On comprend alors que la Terre est née tel un vide. Et que toutes les constellations linéaires ou triangulaires géométriques créées par les trois ventriloques établissaient un dialogue avec l’univers.
Ce dialogue est cependant loin de faire de Yasmine Hugonnet une chorégraphe universelle. Elle choisit ici, au contraire, une voie extrêmement particulière, souvent énigmatique, et un jeu d’échelles qui pose question. L’immense espace créé par la scénographie n’est pas toujours en adéquation avec les présences qui parfois sont en quête d’intimité. Les tableaux de Chro no lo gi cal sont fortement articulés, alors que la scénographie reste de marbre. Ce qui peut aussi arriver au public, face à tel ou tel tableau. Mais chacun.e amènera des images qui l’auront marqué.e. Pour longtemps.
Thomas Hahn
Vu le 19 janvier 2019, CDCN Atelier de Paris
Conception & Chorégraphie Yasmine Hugonnet en collaboration avec les interprètes
Avec Ruth Childs, Audrey Gaisan-Doncel, Yasmine Hugonnet
Assistante & replayIsabelle Vesseron
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