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« Catching lion… » : Sine Qua Non Art en mode dada

Une fresque rocambolesque, dansée et chantée qui revisite l’histoire des folies occidentales. Le XXe siècle serait-il né au Cabaret Voltaire ? 

Quand l'art et l'histoire se rencontrent sans crier gare, l’entrechoc peut être retentissant. Le 20 janvier à Washington, un Donald Trump exalté par son investiture revancharde signe un décret stipulant qu'il n'existe que deux genres réels, l'homme et la femme. Et il est clair qu'il ne les voit pas dotés des mêmes droits. A ce moment précis, de l'autre côté de l’Atlantique, Sine Qua Non Art envahissent le hall et le plateau de La Coursive, à La Rochelle, et prouvent qu'il n’existe en réalité pas deux sexes identifiables, mais précisément : Aucun! Aussi la liberté vestimentaire et gestuelle de leurs interventions commando dans le hall de La Coursive fit comprendre que cette réalité-là est plus généreuse en matière de surprises et de possibles - et donc plus joyeuse - que la vision binaire de la cathosphère trumpiste.

Galerie photo © Thomas Hahn

Les dogs du titre, seraient-ce eux ? Ou bien Catching lion needs a thousand dogs serait-ce un proverbe africain ? Ou simplement un manifeste volontariste ? En danse contemporaine, les titres prennent souvent des détours qui peuvent s'avérer sinueux. Et les chorégraphes expliquent qu’il s’agit plutôt d’une trouvaille: « Un jour nous sommes tombés sur une photo montrant une brigade de soldats israéliens entourant un jeune Palestinien à la fière allure qu'ils venaient d'arrêter. Catching lion needs a thousand dogs était la légende de cette image. »

L'art peut être ce lion, fier et insaisissable. Libre. Et nécessaire à l'équilibre mental de toute société. Les pièces de Christophe Béranger et Jonathan Pranlas-Descours laissent des empreintes de ce genre-là, par leur démesure et le rejet des interdits. Précédemment, avec Nos désirs font désordre [lire notre critique] ils étaient dans l'acte charnel et floral, faisant du plateau et de la salle un vaste terrain d'aventures dans l'immédiat du présent. Leur nouvelle fresque n'est pas moins un déluge d'images, de costumes, de frayeurs et d'exaltation. Mais cette fois, le temps s'élargit. A partir d’un moment charnier, à savoir la création du mouvement dada, l’art-lion sort de l'instant vécu pour guetter les traces du sens et de l'humain à travers l'histoire occidentale du XXe siècle. 

Show-froid

D'abord, une mise à nu des lionnes et lions de la soirée, au plus près du public. En off, la voix de Kae Tempest en chanté-parlé qui évoque dans sa chanson People’s Faces crise économique, pauvreté et oppression, mais aussi son inébranlable foi en l'humanité. Les quinze interprètes sont alors soumis à un ordre normatif qui prend la forme de duos ou trios réglés au cordeau et de combinaisons uniformes en noir et blanc, non sans évoquer les Beach Birds de Merce Cunningham. Mais déjà, le grotesque fait son entrée pour dynamiter la rigueur esthétique, quand les bouches sont contraintes, élargies et déformées, arborant un rose pétant. Contestation ou aliénation mentale ? 

Ensuite, c’est le choc de la guerre. L'horreur, le noir, la paralysie, la recherche de réconfort et de spiritualité, la violence mais aussi une certaine attirance érotique du fascisme, sur fond d’un monde en ruines. Si les quinze corps construisent une véritable pyramide architecturale, leur cathédrale humaine évoque une inquiétante montagne de cendres. Plus tard, un second choc, quand une énorme déflagration lumineuse envahit la salle : Hiroshima ? 

Mais il y a tant de moments de gaité, entre humour et délectation. Une pluie de concombres fraîchement rappées s’abat sur des corps languissants, un homme s’envole en étant suspendu par ses cheveux, les fantômes affublés de perruques éclatantes se mettent à quatre pattes et vont bientôt se trans(!)former en fashion show et voguing. Une intrigante reine africaine (Florence Gengoul) balade sa trainée de couvertures de survie et donne en même temps la technicienne de surface, non sans accueillir une sublime chanteuse-danseuse (Lucille Mansas) qui prône la liberté sexuelle à travers Les Nuits d’une demoiselle de Colette Renard. On est au cabaret, après tout… 

Dada, le Big Bang

Car justement, Catching lion... se dit « inspiré du Cabaret Voltaire de 1916 qui fit naître le mouvement dada et les principes du dadaïsme ». La chasse au lion aurait lieu dans « les vestiges d'un cabaret des années 1910. » Est-ce à dire que Béranger et Pranlas-Descours sautent sur le train du cabaret, tendance du moment? Si tel était le cas, leur train serait une grande machine à traverser le XXe siècle, sans forcément suivre un parcours chronologique. Jusqu’au déraillement. 

Galerie photo © Sébastien Blanquet Rivière

Revenons au manifeste dada de Tristan Tzara : « Chaque objet, tous les objets, les sentiments et les obscurités, les apparitions et le choc précis des lignes parallèles, sont des moyens pour le combat : DADA ; abolition de la mémoire : DADA, abolition de l’archéologie : DADA ; abolition des prophètes… » Toute création de Sine Qua Non Art est un spectacle de combat à l’esprit dada. Sauf qu’on ne prône l’abolition de la mémoire qu’au service d’un (nouveau) prophète. 

Aussi Catching lion… en finit avec les prophètes mais remue la mémoire. Le Cabaret Voltaire est ici vu comme le Big Bang de l’effervescence artistique et sociétale d’un occident qui s’est offert un siècle de libertés et d’horreurs, de vertiges et d’accélération permanente, de paupérisme et d’enrichissement se succédant à une vitesse jusque-là inconnue. Et dans le rétroviseur, vu depuis le siècle suivant, tous les phénomènes et évènements du XXe se superposent. Sur scène, tout a droit à son contraire. L’ordre appelle le désordre et le masculin transcende le féminin jusqu’à ce que vulnérabilité et puissance ne fassent qu’un. La techno se mêle du baroque et le disco du Lac des Cygnes, le bien-être se joue de la terreur et au salon de beauté on massacre les légumes pour se préparer à la séance fashion show et voguing.  

Galerie photo © Lucie Gagneux

Oui à tout !

Moralité : Oui, ce siècle étourdissant valait bien un retour sur ses mouvances motrices et ses grandes émotions pour interroger l’état actuel de l’humanité. Conclusion : Oui, au final même les manifestations sont solubles dans dada. Aussi les pancartes amenées sur le plateau revendiquent tout et son contraire. L’acte de manifester finit par se suffire à lui-même, créant un état d’ultime perfection dadaïste, si ce n’était en soi une contradiction intrinsèque. Comme dans la publicité, où tout le monde est joyeux, les slogans disent oui à tout. Yes to pretty mais bien sûr aussi Yes to ugly. A la fois Yes to style ! et Yes to trash imagery ! Dans ce retournement radical du Blank Placard Dance d’Anna Halprin (une manifestation avec pancartes sans revendications), l’art démontre qu’il sait être un lion qui danse au milieu de mille chiens voulant s’emparer de sa vitalité. Tumultueux et agitateur, Catching lion… dresse le portrait d’un siècle où soudainement tout devint possible, du meilleur au pire, siècle où l’art se libéra jusqu’au fin fond de sa forme. 

A Zurich, le Cabaret Voltaire n’avait ouvert que pendant six mois, en 1916. Mais il incarna et résuma le siècle à venir, par son esprit comme par l’oxymore de son enseigne. Depuis, l’art fait lui-même partie des réalités qu’il analyse, traverse et déplace, ayant acquis le droit de se réinventer en permanence, sans s’obliger à le faire. C’est à cet endroit de liberté que se situe la pancarte qui résume tout : Yes to spectacle ! Entre dada et art brut, Sine Qua Non Art ont claveté une fresque scénique qui incarne non seulement le cabaret de 1916, mais aussi la place occupée dans le monde actuel par le mouvement dada, univers en expansion permanente à partir d’un Big Bang pourtant confidentiel. 

Mais au moment de sa naissance, dada savait déjà tout : « Dada n’a aucune forme, dada peut prendre toutes les formes. Dada ne veut rien, dada veut s’étendre. » Et avant tout, dada ne veut pas la guerre. Aussi le rappel joyeux, foutraque et follement pertinent de Catching lion…, cette cavalcade dansée, chantée et acrobatique à travers le XXe siècle tombe à pic pour nous mettre en garde face au XXIe. Et pourtant, avec son énergie et son mélange d’interprètes de tous horizons, Catching lion… est une pièce optimiste. Comme la chanson de Kae Tempest qui, quoique nullement dadaïste, se termine par « I love people’s faces ». 

Thomas Hahn

Vu le 21 janvier 2025 à La Rochelle, La Coursive CDN

Concept – Chorégraphie – Scénographie – Costumes : Christophe Béranger et Jonathan Pranlas-Descours

Créé en étroite collaboration avec : Yohann Baran (Fr), Sarah Deppe (Be), Vincent Clavaguera(Fr), Ramiro Erburu (Arg), Alejandro Fusterguillen (Sp), Florence Gengoul (Fr), Julie Laventure (Fr), Yasminee Lepe (Ch), Colas Lucot (Fr), Lucille Mansas (Fr), Max Makowski (Pl), Marius Moguiba (Ci), Sakiko Oishi (Jp), Jonathan Pranlas-Descours (Fr), Anthony Roques (Fr)

Composition et Dramaturgie musicale : Julia Suero (Arg)

Dramaturgie : Georgina Kakoudaki (Gr)

Création lumière : Olivier Bauer

 
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