Ben Duke : “Ruination : The True Story of Medea”
Une pièce formidable de Ben Duke, audacieuse, pleine d’esprit, nous fait revoir notre jugement sur Médée !
Décidément, les chorégraphes d’Outre Manche nous apportent une veine et une verve singulière, et sacrément rafraichissante, créant une nouvelle forme de théâtre dansé qui n’a rien à voir avec le Tanztheater à l’allemande, beaucoup plus humoristique, plus ancré dans une forme littéraire, avec réflexion et introspection à la clef.
C’était déjà le cas avec Specky Clark d’Oona Doherty [lire notre critique], ou de MÀM de Michael Keegan Dolan, plutôt dans le genre « musicals » [lire notre critique], et c’est de nouveau le cas dans le magistral Ruination : The True Story of Medea de Ben Duke.
Dans cette pièce, nous voici transportés dans l’Underworld, les Enfers (mais aussi littéralement, le monde d’en-dessous, voire les bas-fonds). Dans ce cas, il s’agit tout de même du lieu mythologique, où l’on retrouve Hadès et Perséphone qui s’occupent des admissions – pourrait-on dire. Mais avant, un thanatopracteur féru de Casse-Noisette, – Hadès justement – nous demande quelles ont été nos motivations pour aller voir, « en plein mois de janvier, un spectacle intitulé Ruination ? Qu’est-ce que cette décision dit de vous ? » Le ton est donné. Ironique, et décalé à souhait. Pendant ce temps, sur un chariot, gît un macchabée, déjà embaumé. Arrive alors une femme venue « d’en haut » à laquelle Hadès apprend qu’elle est morte, qu’elle peut boire au distributeur d’eau du Léthé, mais qu’elle oubliera aussitôt sa vie, ou jouer de la musique avant d’entrer. Elle se met au piano et joue Liszt. Aussitôt, le mort descend de sa table, dans une gestuelle d’une souplesse inouïe, comme si ses jambes se dérobaient. C’est Jason ! L’ex-mari d’une prétendue sorcière appelée Médée, qui demande la garde de ses enfants pour l’éternité.
Médée, dans une sorte de flash-back, arrive avec Tissandre et Argos, qu’elle semble protéger…
Le procès s’ouvre. Hadès défendra Jason. Perséphone, Médée.
Commence alors un spectacle traité comme une comédie musicale grand format, mais tout en nuances. Mélangeant allègrement Liszt, Chopin, Purcell à Radiohead, grâce à un haute-contre et une chanteuse lyrique. Mais les neuf interprètes savent chanter, danser et jouer.
Prenant au sérieux la mort et tournant en dérision le crime, déroulant la trame dramatique de la tragédie d’Euripide, tout en la remettant en question pour se demander si Médée n’aurait pas de « circonstances atténuantes » il déroule une pièce follement gaie et ciselée dans ses moindres détails. La chorégraphie qui oscille d’un travail des ensembles extraordinaire, dans sa façon de nouer à la parole une gestuelle arrêtée, ou de porter Médée comme on manipulerait une marionnette de Bunraku, à des duos sensuels et grotesques, ou tendres et désespérés est une réussite totale. Les choix musicaux sont excellents et arrivent à établir une atmosphère séduisante et vénéneuse, émouvante et absurde.
Galerie photo © Camilla Greenwell
Les allers-retours entre la version historique et le monde d’aujourd’hui, incitent à se poser des questions sur la façon de décrire Médée et Jason, de noircir une femme dans une tragédie sanglante dont elle serait l’unique responsable, et de blanchir Jason de tous les meurtres de cette histoire de Toison d’Or et d’Argonautes dont il est le héros « positif ».
A la fin, Médée et ses deux enfants rejouent la scène du début… Sa version pourra-t-elle être entendue ?
C’est extrêmement bien mené et bien trouvé. La scénographie, sombre avec ses touches de rose, soutient parfaitement le propos. Et la diffusion sur écran de Casse-Noisette, qui, lors de la création au Royal Ballet, jouait au-dessus de la salle où se déroulait ce Ruination : The True Story of Medea est un contrepoint impeccable.
Agnès Izrine
Vu le 21 janvier 2025 au Théâtre de la Ville Les Abbesses.
À voir jusqu’au 26 janvier.
Distribution
LOST DOG / THE ROYAL BALLET
Avec : Miguel Altunaga, Jean Daniel Broussé, Maya Carroll, Liam Francis, Anna-Kay Gayle, Hannah Shepherdet les musiciens Sheree DuBois, Yshani Perinpanayagam, Keith Pun
Mise en scène et chorégraphie : Ben Duke
Décor : Soutra Gilmour
Direction musicale : Yshani Perinpanayagam
Lumières : Jackie Shemesh assisté de Joe Hornsby
Son : Jethro Cooke
Vidéo : Hayley Egan
Assistante à la direction : Andreea Paduraru
Assistante à la chorégraphie : Winifred Burnett-Smith
Dramaturgie : Raquel Meseguer Zafe
Survitrage : Dominique Hollier
Régie des survitrages : Katharina Bader
Direction plateau : Amy Steadman
Régie son : Chris Campbell
Régie lumières : Hector Murray, Conor Westley
Adjointe à la direction plateau : Hannah Gillett
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