Ballet de l’Opéra du Rhin : Spectres
Trois atmosphères envoûtantes se succèdent, comme trois lumières réunies pour mettre à vif notre humanité, dans ce programme conçu par Bruno Bouché.
Le Ballet de l’Opéra national du Rhin, présentait un triple programme aux propositions variées. A commencer par Songs from before de Lucinda Childs, une pièce lumineuse et un peu nostalgique, créée pour le Ballet de l’Opéra national du Rhin en 2009. Avec ses ingénieux panneaux en plexiglass qui fragmentent la lumière et font parfois se réfléchir les lignes des danseurs qui se croisent, la chorégraphie ordonne une perspective, une profondeur de champ à l’ensemble. Se diffracte sous nos yeux un vocabulaire plutôt néoclassique aux mille facettes, teinté d’une technique contemporaine infaillible. Sur Les Chants de jadis, une musique de Max Richter posée sur les mots de l’écrivain Haruki Murakami dits par Robert Wyatt, se nouent un paysage et des histoires d’amour qui finissent mal, en six duos aériens et délicats. L’ensemble est d’une grande beauté plastique, avec ses éclairages atmosphériques, qui évoquent des ambiances ensoleillées de fin d’après-midi comme des lueurs glaciales, donnant à la gestuelle, finalement très abstraite, un sens supplémentaire.
galerie photo : Agathe Poupeney
Bless-ainsi soit-IL, une pièce créée en 2010 par Bruno Bouché, directeur artistique du Ballet du Rhin depuis 2017, nous raconte l’épisode biblique de la lutte de Jacob avec l’Ange dans un duo déchirant. De cet affrontement avec l’inconnu, cet Autre dont on ignore la nature, Bruno Bouché en fait la matière même d’un pas de deux qui pourrait être le pendant masculin d’Annonciation d’Angelin Preljocaj, car on y retrouve les mêmes ambiguïtés du désir, la même force impérative de l’Ange, et la même acceptation de l’impossible. Mais chez Bouché, s’ouvre une autre dimension, à savoir ce corps-à-corps avec son double idéal dans une volonté de dépassement constante, qui fait tout autant signe vers le spirituel, qu’il décrit l’ascèse – et le plaisir – quotidien du danseur. Cauê Frias (L’Ange) et Marin Delavaud (Jacob) ont la subtilité et la puissance pour interpréter ce ballet sensuel, intense, où la puissance des hommes n’a de sens que dans la douceur, sur la célèbre Chaconne de Jean Sébastien Bach transcrite par Ferrucio Busoni pour le piano.
galerie photo : Agathe Poupeney
Enfin, Enemy in the Figure de William Forsythe, créé en 1989, et entré au répertoire de l’Opéra du Rhin en 2023, reste un chef-d’œuvre indépassable de la chorégraphie mondiale. La scénographie, signée de William Forsythe est à la fois simple et magistrale avec cette forme courbe de bois clair qui ondule en plein milieu du plateau et son unique projecteur déplacé par les danseurs qui devient un personnage à part entière, imposant à coup de lumière, son point de vue, guindes qui traversent en serpentant la scène, câbles qui se baladent.. Le ballet est d’une inventivité folle, d’une liberté totale dans ses appuis, ses contrepoints véloces et affirmés. Les « figures » issues de la danse classique, tendent vers un contemporain plongé dans une rhétorique de l’empêchement, notamment à cause de la structure en bois qui entrave d’une certaine façon chaque déplacement. La rapidité de la chorégraphie devient de plus en plus hallucinante – ou hallucinatoire !
galerie photo : Agathe Poupeney
Et, in fine, l’introduction de costumes à franges ajoute encore à cet art cinétique qui envahit le plateau. Ce chaos qui s’organise, ou cet ordre qui se chaotise pourrait être écrit aujourd’hui et raconterait les turbulences actuelles de notre monde et son futur apocalyptique. Les danseurs du ballet de l’Opéra national du Rhin ne déméritent pas sur cette composition hypervirtuose qui pousse la danse à ses dernières limites, même si un peu plus de qualités arrêtées permettraient d’épouser parfaitement les électrochocs induits par la musique tout en ruptures dynamiques de Thom Willems.
Reste que présenter trois ballets aussi différents dans une même soirée est un défi que les interprètes relèvent avec brio, grâce à leur versatilité, et leur énergie sans faille.
Agnès Izrine
Le 23 mai 2024, Théâtre de la Ville.
Photo de Preview : Enemy in the Figure © Agathe Poupeney
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