Au Théâtre des Salins, Nacim Battou entame « Un Grand Récit »
Comment raconter l'histoire de l'humanité ? A Martigues, au Théâtre des Salins, toutes les portes étaient ouvertes à ce chorégraphe, autodidacte et fortement ancré dans sa région où d'intenses rencontres artistiques entre hip hop et danse contemporaine ont nourri son imaginaire. Artiste associé à Théâtres en Dracénie, en résidence à la Maison de la danse d'Istres, le fondateur de la compagnie Ayaghma a livré à Martigues son projet le plus ambitieux.
Le jeu est à la hauteur des enjeux: « Un Grand Récit est un cri, un bruit sourd et lumineux », dit Nacim Battou. Mais il l'appelle aussi « une microhistoire des corps perdus » se référant au courant de la microstoria, courant né dans l'Italie des années 1970 sous les auspices de son chantre Carlo Ginzburg qui remet l'expérience individuelle au centre du récit national et macrohistorique. Aussi les huit humains subissent les assauts de la grande histoire et en subissent les bouleversements, se fondant dans ses récits.

L’idée est ici de repêcher quelques-uns de ces corps, de les accompagner et de les voir se frotter, seuls ou en communauté, aux joies de la vie et aux violences du monde. A partir de là, Un Grand Récit navigue entre focales individuelles et vision globale, retraçant l'évolution générale de l'histoire de l'humanité. Pour peu, on se trouverait dans un tableau à la Breughel où tout et son contraire a lieu en même temps. Sauf que sur scène, il faut placer les choses les unes après les autres. Et puisque cela donne forcément une chronologie, pourquoi pas commencer par le début ?
Peuple dansant
Aussi peut-on voir dans les images de danse en cercle, dans l'évocation d'une communauté sous un dôme de tissus pourpres, les débuts de la civilisation humaine. Une force originelle semble se libérer, une énergie chamanique explose sur rythmes gnawa et flûte folklorique des terroirs de France. Le Big Bang est donc passé par là, et l'histoire peut commencer à s'écrire, un peu malgré ces humains qui se séduisent, se tirent dessus, s'embrassent, se combattent, rient et prient... La cinétique s'emballe jusqu'à ce qu’on ait l’impression que des images de spectacles de Hofesh Shechter viennent parasiter celles de Nacim Battou. On est, en effet, dans la même force fondamentale.
Que les récits invitent à s'en méfier, il le perçoit à partir de sa propre histoire, appliquant à sa propre vita le principe de la microstoria : « De père kabyle et de mère marocaine, chorégraphe issu de la culture hip hop, je viens d'une histoire complexe. Petit-fils d'harki (garde-champêtre pendant la guerre), mon héritage a été délesté de la langue maternelle, de la tradition et de ombreux usages. La grande histoire de France me révèle autochtone autant qu'étranger, le récit de l'immigration ne raconte pas du tout 'histoire de mes parents et les précurseurs du mouvement hip hop ne sont que de lointains cousins... »
En créant Un Grand Récit, Battou questionne la manière dont un parcours individuel s’inscrit dans l’Histoire et prolonge une histoire particulière : « En lisant Carlo Ginzburg, j’ai trouvé des éléments de réponse à de grandes questions sur mon identité... de quoi suis-je issu ? De quel héritage suis-je le descendant ou le porte-parole légitime ? » Pas étonnant alors qu'il s'intéresse à la question des récits et qu'il en souligne le caractère arbitraire: « Les projets politiques, des plus clivants aux plus consensuels, se réclament d'une histoire 'vraie' et totalement subjective. »

Apocalypse et cabaret
De l’acte 2, Un Grand Récit, qui donne donc son nom au spectacle, il passera à l’acte 3, l’appelant Une Epopée, le monde de demain. Et ce monde-là se présente comme dans un grand brouillard, une ambiance blanchâtre, tel un espace d’après l’apocalypse. L’impact visuel rappelle certains univers de Romeo Castellucci, et le grand récit ici entamé pourrait aussi être celui des écritures en danse, des origines en cercle à l’éclatement des repères. En quelque sorte, les êtres qui peuplent cet acte blanc sont comme aspirées par le sol, s’unissant en quelques figures mi-absurdes mi-animales, dans un monde où « dieu est mort », comme ils disent, et les génocides sont consommés.

Un Grand Récit serait donc une pièce peu optimiste, avec raison sans doute, s’il n’y avait le regard farceur et espiègle, porté sur l’énorme épopée, et en même temps sur le théâtre. Avant l’ouverture du rideau, et à l’entracte, une bande de joyeux drilles, dans les tenues les plus farfelues – et souvent queer – invitent le public à la fête. L’humanité n’est-elle pas absurde au point de ressembler à un grand cabaret ? « Bienvenus au théâtre ! Ici tout est vrai.. Bienvenus au théâtre, ici tout est faux… », lancent-ils au public qui s’installe. Le théâtre aime faire récit, il est subjectif, mais il est dans son rôle, par la danse et par la farce. Personne ne lui demandera d’être objectif. Et surtout pas Nacim Battou qui interroge ici de quoi l’humanité est faite et rappelle que « l’art ne se fabrique pas, il se révèle malgré nous ». Chez Battou, les corps sont « perdus » et illuminés en même temps.
Thomas Hahn
Vu le 7 novembre 2025, Martigues, Théâtre Les Salins
Chorégraphie, direction artistique : Nacim Battou
Créé et dansé par : Noé Chapsal, Emmanuel De Almeida, Mathilde Lin, Line Losfelt Branchereau, Charlotte Louvel, Manuel Molino, Andréa Mondoloni et Pauline Rousselet
Scénographie, Création lumière et Régie : Caillou Michaël Varlet, Arthur Camelio et Olivier Goliard
Direction artistique musicale : Matthieu Pernaud
Création sonore : Matthieu Pernaud, Thomas Millot et Irène Reva
Création costumes : Rachel Cazenave et Zoé Pétrignet
Création décor : Nana Knödler
Regard extérieur : Constance Biasotto
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