« ANΩNYMO » de Tzeni Argyriou
Sept danseurs athéniens redonnent vigueur et actualité à des ressources gestuelles qu'on pensait périmées.
Les manifestations culturelles abondent, qui glissent le vocable "international" dans leur intitulé. Cela au point que ce critère semble parfois assez vague et galvaudé. Tout à l'inverse, obstinément, les programmes conçus par Anita Mathieu pour les Rencontres chorégraphiques internationales de Seine Saint-Denis, invitent à des voyages sur la planète entière, à la recontre d'artistes dont l'immense majorité nous était inconnue au moment de découvrir leurs noms couchés dans le dossier de presse.
En orbite parisienne, ce n'est qu'aux Rencontres et pas ailleurs qu'on a l'occasion de les découvrir. Il est d'autant stupéfiant d'avoir à constater qu'assez peu de programmateurs poussent leur curiosité jusqu'au Théâtre Berthelot à Montreuil. La chorégraphe grecque Tzeni Argyriou y montrait sa grande pièce collective ANΩNYMO. Pas plus tard que la veille on avait découvert (à June Events), la dernière pièce de sa compatriote Katerina Andreou.
A peu près rien ne les fait se ressembler. A ceci près qu'il s'agit de deux productions accompagnées par la puissante fondation Onassis. Au regard de l'impact formidable de ces deux pièces, on émet l'hypothèse de des gestes artistiques très forts puissent naître de contextes historiques très rudes – comme celui de la république hellénique depuis une décennie – mais cela particulièrement dans le cas où, tout de même, de vrais moyens de travail leur sont accordés.
Trois hommes et quatre femmes sont réuni.e.s sur le plateau d'ANΩNYMO. Au-delà du fait d'être tou.te.s grec.que.s (à en juger par la consonnance de leurs patronymes), il.les forment un paysage physionomique très contrasté et vigoureux. D'âges divers, de silhouettes campées, on ne leur trouve rien du lisse standardisé, séduisant mais fade, qui continue d'affecter nombre de productions chorégraphiques. Derrière ces apparences pleines de caractère, on a même voulu fantasmer qu'il aurait pu s'agir de résidents d'Exarchia, l'intrépide quartier que peuplent les alternatifs anarchistes de la capitale grecque (soupçon infirmé après vérification).
ANΩNYMO peut se décrire aisément. Son premier tableau en dit énormément. Les septs interprètes sont alignés de manière frontale. Le motif de la frise étirée, et de la fresque relevée, continuera d'être largement dominant au fil de la performance. Sous une lumière rare et dramatisée, sur un fond sonore océanique sourd et grondant, les danseur.se.s font face, solidement, au public. Chacun.e affiche un signe corporel figé, par un agencement particulier de ses bras au regard de son visage.
Pour s'en faire une idée : l'une tient l'un de ses avant-bras très nettement à la verticale devant son buste, et juste au niveau de son visage, ainsi masqué pour l'essentiel, sa main s'auréole vigoureusement en un soleil dont les cinq rayons sont ses cinq doigts écartés aussi nettement qu'il est possible. Ou bien cette autre : face à son buste, ses deux coudes sont en position jointive, à partir de laquelle ses deux avant-bras s'ouvrent en formant un "V", que les deux mains concluent en encadrant le visage.
Ces motifs symboliques ont tout pour rappeler les lettres d'un alphabet muet. On y perçoit d'emblée quelque onction rituelle, qu'aiguisent le port de tête, la tenue de regard, et une expressivité assez soutenue. Une théâtralité de figures, quoique sans intrigues ni anecdotes, empreint ce drame de corps. On pourrait encore évoquer les costumes, pour typer l'esthétique un rien surannée qui rôde sur ce plateau : invariablement noirs, ils montrent à la fois un souci de tenue dans une diversité de coupes, mais toujours une sobriété assez austère du modèle (par exemple la jupe ou la robe longues systématiques côté femmes).
A partir de ce premier tableau, la chorégraphie va consister à un enchaînement de légers retraits en arrière successifs, par chacun des interprètes tour à tour, et là un grave lâcher du visage s'orientant vers le sol ; puis un retour en position initiale, où le motif des mains et avant-bras va entreprendre de s'animer. Peu à peu, les bustes gagneront en amplitudes d'inclinaisons, de ré-orientations, de tours. Les membres avec. Etc. Tout le spectacle s'ordonne en amplifiant sa marge de variabilité sémiotique.
ANΩNYMO développe patiemment mais sûrement un vocabulaire de plus en plus riche, une syntaxe de plus en plus agile, par où les membres supérieurs reliés, se répondant, écrivent des phrases de plus en plus ambitieuse. Cette composition des bras, en broderie savante des articulations, des élongations, des combinaisons entre deux corps mais aussi entre tous, est étourdissante, mais non sans rappeler le motif quelque peu convenu, voire le cliché, des figures de danse folklorique, avec leurs longues théories de danseur.se.s tenu.e.s par la grande chaîne de leur bras horizontaux, d'épaule à épaule. Cela aérien, au-dessus d'une vivacité de pas.
Qu'est-ce qui va donc, néanmoins, conférer la vigueur d'un coup de poing, et l'acuité de l'actualité, à cette pièce ? Un passage par l'embrasement d'une transe, sinon la beauté poignante, forcément poignante, d'un chant choral a capella, ne suffisent pas à l'exprimer. Les qualités bouleversantes d'ANΩNYMO sont plutôt à rechercher dans une nature de présence, une franchise abrasive, une respiration collective solidaire, désaliénée de tout souci du "léché-fini", non sans rappeler quelque chose d'une Maguy Marin, pour un regard français.
A l'abri des chichis, une réalité vécue, supposée rude, électrise ce plateau. Cette énergie vibrée, mâchée, partagée, suffit à nous défier en politique, sans qu'il faille nécessairement spéculer sur ce que cela montre de la doxa de l'individu et du groupe, actuel marronnier que cultivent doctement tant et tant de pièces chorégraphiques.
Gérard Mayen
Spectacle vu mercredi 6 juin 2018 au Théâtre Berthelot (Montreuil), dans le cadre des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine Saint-Denis.
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