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Angelin Preljocaj : 40 ans de bonheur

À l’occasion des 40 ans de sa compagnie, Angelin Preljocaj revient sur les origines de son parcours, ses inspirations fondatrices, les évolutions de son écriture et les enjeux de transmission. Une conversation dense et vivante, entre mémoire, création et vision d’avenir.

DCH : Vous souvenez-vous de ce que vous aviez en tête au moment de fonder la compagnie, il y a quarante ans ?

Angelin Preljocaj : Oui, je crois que dès le départ, j’avais cette idée d’une grande compagnie car j’admirais le modèle des Ballets russes qui était, selon moi, la première grande compagnie de danse contemporaine. Diaghilev avait cette vision de l’art chorégraphique comme un carrefour entre musiciens, peintres, créateurs. Il allait chercher Stravinsky, Ravel, Prokofiev, Picasso, Bakst… C’était une effervescence. Et je me souviens, à la Ménagerie de Verre, d’entendre des chorégraphes dire qu’ils travaillaient avec un jeune compositeur ou un styliste. Je me disais : mais les Russes ont déjà fait ça ! Ce qui est considéré comme classique aujourd’hui était contemporain à son époque. C’est cette dynamique que je voulais retrouver.

DCH : N'était-ce pas une gageure en 1985 ?

Angelin Preljocaj : À l’époque, dans les années 80, il n’y avait que des petits groupes dans ce champ-là. Les grandes structures étaient réservées à la danse classique. Pour moi, c’était un vrai fantasme, mais aussi une nécessité. J’ai commencé avec trois danseurs (Catherine Beziex, Nuch, Angelin Preljocaj NDLR), en 1984, puis nous avons été primés au fameux Concours de Bagnolet en 1985 pour Marché Noir. J’ai fondé la compagnie et j’ai chorégraphié Larmes blanches avec quatre danseurs. Au fil des ans, j’en ajoutait de nouveaux. Je rêvais d’agréger des interprètes, de créer une troupe pérenne, avec des postes stables, pour que les artistes puissent se consacrer pleinement à leur art. Je suis fier d’avoir réussi à salarier trente danseurs en CDI, dédiés à la danse contemporaine, ce qui est toujours le cas aujourd’hui. C’est aussi ce qui m’a poussé très tôt à m’intéresser à la notation.

DCH : Pourquoi ?

Angelin Preljocaj : Parce que créer une grande compagnie, c’est aussi penser sa mémoire. La notation permet de pérenniser les œuvres, de les transmettre avec rigueur, de faire évoluer la chorégraphie sans la figer. Elle rend possible une saison avec plusieurs programmes, où les danseurs passent d’une pièce à l’autre avec précision. Et pour cela, il faut des danseurs affûtés, familiers du répertoire. Ce n’est pas possible avec des intermittents en rotation permanente.

DCH : Quarante ans de compagnie, c’est aussi quarante ans de création. Comment vivez-vous cette longévité ?

Angelin Preljocaj : Pour moi, créer, c’est vivre. C'est une sorte de seconde nature. J'ai besoin de ça pour me sentir exister, et quand je ne suis pas en création je me sens en jachère, comme un être en attente. Les cahiers des charges des CCN demandent deux pièces sur trois ans, moi j’en fais deux par an. Ce n’est pas une contrainte, c’est une nécessité intérieure. Chaque œuvre est une respiration.

DCH : Certaines pièces vous ont-elles marqué plus que d’autres ?

Angelin Preljocaj : Oui, mais c’est complexe. Il y a le chemin de création, et le résultat. Parfois, le processus est jubilatoire et la pièce moins marquante. On peut avoir adoré la route et finalement ne pas être convaincu par le résultat. Parfois c'est l'inverse, on a l'impression d'être sur une voie un peu étrange, bizarre et puis tout à coup quelque chose d’épatant surgit de cette expérience.

DCH : Des exemples ?

Angelin Preljocaj : Empty Moves, est une pièce étrange, le processus en a été très singulier. Je l’ai construite par blocs, sur six ans, entre deux créations, dans mes fameuses périodes de « jachère ». Il me reste encore une partie à faire. Elle repose sur une performance vocale de John Cage à Milan, en 1977 intitulée Empty Words qui dure 2h20. C’est une œuvre radicale, exigeante, presque ascétique. Aujourd’hui, j’en ai chorégraphié 1h45. Les quatre danseurs qui exécutent les trois premières parties sortent de scène comme après un marathon. Il faut une endurance physique et mentale hors norme. Et surtout, il faut que ce soient les mêmes quatre interprètes, sinon on casse le dispositif. Le moindre changement altère la structure. C’est une pièce qui interroge le geste, le vide, la répétition. Elle pousse les corps dans une zone de tension extrême. Elle ne plaît pas à tout le monde, mais elle me fascine. Elle creuse quelque chose d’essentiel.

Angelin Preljocaj : L’autre exemple, c’est Annonciation. Cette pièce a failli ne jamais exister sous sa forme actuelle. Après l’avant-première, j’étais convaincu d’avoir raté la création. Il manquait quelque chose, une tension, une nécessité. Il restait une journée avant la première à Lausanne. J’ai réuni les deux danseuses et je leur ai dit : on recommence. J’ai injecté plus de la moitié du matériel chorégraphique en quelques heures. Dany Lévêque, qui notait la pièce, n’arrivait pas à suivre. J’étais dans un état second, comme traversé. Ce que j’aurais mis dix jours à créer, je l’ai fait en une journée. Et là, la pièce a pris corps. C’est un moment que je n’oublierai jamais. Il y a des œuvres qui naissent dans la douleur, d’autres dans l’urgence. Celle-ci est née dans l’éclair.

DCH : Votre écriture chorégraphique a-t-elle évolué ?

Angelin Preljocaj : Oui, je suis passé d’un minimalisme à un maximalisme. C’est une réflexion que j’ai eue avec Karlheinz Stockhausen. Nous sommes partis du minimalisme pour ouvrir le champ, créer des ruptures plus radicales. Mais je n’ai pas abandonné le minimalisme : je l’articule avec le maximalisme dans une écriture nouvelle.

DCH : Et les danseurs ? Ont-ils changé ?

Angelin Preljocaj : Ils sont beaucoup plus virtuoses qu’avant. Il y a une vraie prise en charge de l’entraînement, de la nutrition, comme pour les athlètes. Mais il faut aussi développer le sens artistique. D’ailleurs, au ballet junior, nous avons la volonté de faire le pont entre l’élève et l’artiste, par le répertoire, la création, l’expérience.

DCH : Les corps ont-ils changé également ? Vous parlez souvent de la diversité des corps. En quoi est-ce important pour vous ?

Angelin Preljocaj : Essentiel. Je veux engager des gens qui dansent très bien, pas des « bons danseurs » formatés. Je veux voir quelqu’un entrer en scène, pas un cliché. C’est pourquoi il est essentiel pour moi de laisser la possibilité aux danseuses enceintes de rester sur scène le plus longtemps possible, sans que cela devienne discriminatoire au niveau de l’esthétique de la pièce. Je me suis toujours refusé à exclure une danseuse m’annonçant qu’elle est enceinte. De ce fait, nous avons vu naître beaucoup d’enfants dans la compagnie. Il y a plusieurs danseuses qui sont mères et continuent à danser. C’est une richesse, une vitalité. Je veux des corps différents, des états de corps différents. Des grands, des petits, des minces, des gros…

DCH : Le cinéma occupe aussi une place importante dans votre parcours. Comment s’est imposée cette dimension ?

Angelin Preljocaj : Le cinéma et la danse partagent un ADN commun : le corps. Ce qui m’intéresse, c’est le cadrage. Sur scène, on ne peut pas isoler une main, un détail – ou avec de nombreux subterfuges, d’éclairages notamment. Au cinéma, oui. Le montage aussi est passionnant : c’est une question de rythme, de phrasé, comme en danse. Un film, c’est une composition de plans, comme une pièce est une composition de phrases.

DCH : Le Ballet Preljocaj est aujourd’hui la compagnie la plus diffusée…

Angelin Preljocaj : Nous sommes la compagnie qui tourne le plus en France, je crois. Et c’est vital : la moitié de notre budget vient des tournées. Ce qui est indispensable pour salarier trente danseurs.  Le fait que nous puissions produire de grandes pièces avec cet effectif conséquent joue sans doute également sur notre diffusion. C’est un cercle vertueux.

DCH : Comment célébrez-vous cet anniversaire ?

Nous le célébrons du 23 septembre au 4 octobre. Avec deux programmes, une reprise de Gravité, des projections de films, des ateliers. Le dernier jour est exceptionnel, avec une grande performance XXL en plein air avec tous les danseurs du ballet, du ballet junior et du GUID, une cinquantaine en tout ; une rencontre, les duos emblématiques de la compagnie où certains danseurs historiques reviennent pour des pas de deux, un cours public, une performance intitulée Religere, Gravité… C’est une fête, mais aussi une manière de montrer la vitalité de la compagnie.

DCH : Et vous, allez-vous danser ?

Qui sait…

Propos recueillis par Agnès Izrine, le 22 septembre 2025.

Les 40 ans du Ballet Preljocaj du 23 septembre au 4 octobre, le programme

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