Akaji Maro : entre rire et révolte
Akaji Maro, 82 ans, fondateur de Dairakudakan et figure légendaire du butô au Japon, nous a accordé un entretien exclusif à l’occasion de sa tournée en France, à la Maison de la musique de Nanterre, où il présentait Alter Ego avec le violoncelliste Eric-Maria Couturier et Gold Shower avec François Chaignaud.

Avant d’être danseur et chorégraphe vous avez été une grande figure du théâtre underground dans le japon des années 60. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous tourner vers le butô ?
Akaji Maro : À vrai dire, je n’ai pas quitté le théâtre en pensant : “je vais faire de la danse”. J’ai simplement arrêté de jouer, et je traînais. Peu à peu, des jeunes garçons ont commencé à venir chez moi. Comme ils me connaissaient en tant qu’acteur, ils me disaient : “Monsieur Maro, faisons quelque chose ensemble, ne restez pas sans activité.” Alors je passais du temps avec eux. Nous buvions, nous faisions la fête, ou nous allions nous entraîner dans le parc voisin, en utilisant les agrès pour travailler le corps. Un soir, nous étions sept ou huit dans ma chambre. Comme d’habitude, nous avons bu, puis les garçons se sont endormis, presque nus à cause de la chaleur. Je regardais ces corps allongés dans cette petite pièce, et j’ai eu envie de mettre de la musique. J’aimais Mahler ; j’ai mis la marche funèbre de la Cinquième Symphonie. Ces visages ivres et endormis, soudain transfigurés par la musique, m’ont semblé nobles. J’ai pensé : “il faut que je monte un spectacle avec ça.” Ce déclic, je sais qu’il est lié à ma rencontre avec Tatsumi Hijikata, le fondateur du butô. Je précise que je n’ai jamais pris de cours avec lui ni dansé à ses côtés. Mais j’ai vécu chez lui trois ans, comme son serviteur, presque son esclave. Cela m’a permis de l’observer répéter, notamment avec Kazuo Ôno, toujours à distance. Ces images sont restées en moi.
DCH : Qu’est-ce qui vous a donné envie de fonder une grande compagnie comme Dairakudakan (le grand vaisseau du chameau), alors que cela n’existait pas encore dans le butô ?
Akaji Maro : Ce qui m’a différencié des autres compagnies, c’est peut-être l’importance que j’accordais à la scénographie. Le corps m’intéressait, mais toujours dans sa relation avec l’objet. Il était essentiel pour moi d’avoir des éléments scéniques sur scène. J’aimais aussi inventer des dispositifs spectaculaires, presque truqués, pour surprendre le public. Une fois, j’ai amené sur la scène un énorme boîtier de tirage au sort, comme ceux utilisés au Japon : on tourne la boîte, une balle sort, et selon sa couleur, on gagne un prix. J’ai fait construire une version géante, avec des humains à l'intérieur. Quand on la faisait tourner, une personne sortait du trou. J’aimais ce genre de dramaturgie grandiose, qui mettait en relation le corps et l’objet. Au début, il n’y avait que des hommes autour de moi, une quinzaine environ, débordants d’énergie, en marge de la société. Deux ou trois femmes seulement. Aujourd’hui, la proportion s’est inversée : il y a plus de femmes que d’hommes. Peut-être parce que les hommes ont moins de cran pour s’écarter d’une vie normale, de sacrifier leur existence pour vivre à la marge. Les femmes, elles, me semblent plus courageuses. Aujourd’hui, les jeunes danseurs viennent souvent après avoir suivi nos workshops d’été à Nagano, dans la nature. Après dix jours d’entraînement intensif, ils réfléchissent pendant un an, puis frappent à la porte de la compagnie pour demander à nous rejoindre.
DCH : Vous avez formé l’essentiel de la génération suivante du butô, Ushio Amagatsu, Carlotta Ikeda, Ko Murobushi… chacun ayant leur propre personnalité chorégraphique… selon vous, quelle influence avez-vous eu sur eux ?
Akaji Maro : C’est difficile à dire. Mais au niveau du système, nous avions cette idée du grand vaisseau – la compagnie – et des petits esquifs qui s’y rattachaient. Deux fois par an, nous présentions deux grandes créations collectives. En parallèle, les danseurs avaient le droit de naviguer sur leurs propres petits navires, c’est-à-dire de créer leurs pièces. Je les encourageais beaucoup à le faire, je chorégraphiais leurs premières pièces pour, ensuite, les laisser prendre le relais. Carlotta faisait partie de ces danseurs que j’ai accompagné comme Ushio Amagatsu ou Ko Murobushi. J’avais cette idée : “un danseur, une école”. Chaque danseur devait pouvoir porter sa propre école, et ne pas appartenir uniquement à la compagnie. Quand Carlotta est arrivée, je lui ai rapidement dit de créer son propre groupe féminin, plutôt que de rester dans un ensemble principalement masculin. C’est ainsi qu’elle a trouvé son univers. À l’époque, Dairakudakan venait d’être fondée : ceux qui créaient leur propre pièce partaient dans tous les sens, sans vision globale. J’intervenais donc pour donner des conseils : comment trouver un centre de gravité dans la pièce, attirer l’attention du public sur un moment ou un lieu, organiser le mouvement du groupe sur le plateau. Aujourd’hui, le système est similaire : les danseurs créent leurs propres spectacles, choisissent leurs interprètes, mais comme la plupart d'entre eux ont dix ans d’expérience dans la compagnie, ils maîtrisent la couleur et la méthode qui constituent Dairakudakan et savent déjà quelle direction prendre.
DCH : Quelle est votre propre vision du butô ?
Akaji Maro : Autrefois, je disais : “du moment où l’on est en vie, c’est déjà du butô.” C’était comme un manifeste. Aujourd’hui, je le dis sincèrement : être en vie, c’est déjà de la danse. Et quand on essaie de faire quelque chose, cela devient une fioriture. Et la boucle se boucle dans cette pensée. Autrefois, Jean Genet a dit : “je n’ai plus rien à écrire, donc je suis quelque chose de vide.” En danse, même vide, on peut exister comme interprète. C'est grâce au système du théâtre – la scène, le spectateur et l’interprète – que nous, en tant que danseurs, pouvons exister en étant vide.
DCH : Les rôles féminins du Nô ou du Kabuki, interprétés par des hommes, ont-ils influencé votre travail ?
Akaji Maro : Pas directement. Quand j’interprète des femmes, je suis plutôt dans l’esprit des drag queens que dans l’art traditionnel. Mais il est vrai que des images de l’art classique apparaissent parfois dans ma danse : les portraits d’acteurs de Kabuki dans les estampes Ukiyo-e, les grimaces, les rythmes scandés qui apparaissent dans les monologues grotesques ou Kyogen du Nô. Je les intègre sous forme de parodie, dans un collage d’images. Et je me dis que peut-être, inconsciemment, en incorporant cet aspect de rituels dans ma danse, cela apporte un rythme, une dynamique à la chorégraphie. Et comme je le disais, amener quelque chose de solennel, perturbe la partition chorégraphique.
DCH : Le public japonais perçoit-il vos spectacles différemment du public français, parce qu’il aurait ces références culturelles ?
Akaji Maro : En réalité, je trouve que les spectateurs étrangers, notamment les Français, connaissent mieux l’art traditionnel japonais que les Japonais d’aujourd’hui. Ils reconnaissent les parodies de Kabuki ou de Nô, et leur réaction est plus vive. Au Japon, un tiers de notre public est étranger. Quand ils sont présents, la réaction est plus joyeuse, vivante, les applaudissements plus sérieux, plus intensifs. Les Japonais, eux, hésitent parfois : “faut-il rire ou non ?” Les étrangers réagissent plus spontanément.
Galerie photo : Laurent Philippe
DCH : Vos œuvres mêlent ironie, grotesque, parodie, mais aussi poésie, nature, sacré. Comment expliquez-vous cette fusion ?
Akaji Maro : C’est mon esprit espiègle. Mon sens de l’autodérision. Plus je traite de sujets sérieux, plus je suis gêné, et plus mon côté enfantin ressort. Comme un enfant qui voit quelqu’un prier et qui ne peut s’empêcher de lui pincer les fesses.
DCH : Et l’aspect subversif, érotique, sexuel, très présent dans certaines de vos pièces ? Comment cela s'insère-t-il dans vos créations et quel en est la force dans le Japon d'aujourd'hui et au-delà, dans le monde indépendamment du Japon ?
Akaji Maro : C’est une variante de mon espièglerie. Mais, je trouve qu’aujourd’hui, les tabous se multiplient. Plus on parle d’inclusion, de diversité, d’acceptation des autres, plus les interdits augmentent. Pourquoi ? Est-ce une censure que nous imposons à nous-mêmes ? Est-ce l’effet des discours bien-pensants sur Internet ? En tout cas, quelque chose d’invisible limite notre liberté. Face à cela, mon esprit contestataire se réveille. Ces derniers temps, j’ai de plus en plus envie de montrer des choses provocantes sur scène. Nous sommes frustrés : il n’y a pas d’ennemi défini à attaquer, c’est comme un monstre invisible qui nous saisit peu à peu.
Je suis donc partagé entre deux élans : celui de contester, de renverser les choses, et celui du vide que je ressens à mon âge. Je me dis que le XXIᵉ siècle pourrait bien être celui de la disparition de l’humanité. Avec tout ce que nous avons accumulé, peut-être que la civilisation finira par y renoncer. Il faut regarder l’histoire à l’échelle des millénaires, et non des décennies.
Vous connaissez le masque d’Okina dans le théâtre Nô : c’est le visage d’un vieillard qui sourit. Mais dans ce sourire, je perçois du vide. Ce masque accepte tout : les hommes qui s’entretuent, la paix, l’entente entre les êtres… il réagit de la même manière, sans s’attacher. À mon âge, ce renoncement m’habite aussi. De toute façon, je vais mourir : alors je laisse la bêtise se développer, je laisse l’humanité se suicider. Et pourtant, par vagues, mon esprit contestataire revient. Il surgit dans mes créations, parfois au cœur d’une même pièce.
Je continue à donner tout ce que je peux, pour le temps qu’il me reste. Chaque spectacle est une sorte de balancement, une oscillation entre ce vide et cette révolte. Chaque représentation est un pari, comme un dé balancé sur scène. C’est pourquoi je dis aux spectateurs : profitez de chaque moment. Car je peux disparaître à tout instant. Bienvenue à mes spectacles : rien n’est jamais écrit d’avance, pour personne.

Peut-être ces réflexions ont elles une teneur autobiographique. Cette année, en mai, j’ai dû subir une lourde opération et l’ablation d’un organe. Pendant des mois, j’ai dû renoncer à la tournée en France, et suivre une longue rééducation. C’est un miracle d’être aujourd’hui sur scène. Alors je suis profondément heureux d’être là, de pouvoir danser à nouveau, et j’espère revenir. Je danse désormais avec la conscience aiguë de la fragilité, chaque apparition est une victoire, chaque geste une célébration de la vie. Être là, partager à nouveau ce moment avec vous, c’est ma plus grande joie. »
Propos recueillis par Agnès Izrine le 22 novembre 2025.
Merci à Aya Soejima pour sa présence et sa traduction.





















Add new comment