« Afanador » de Marcos Morau au Grand Théâtre de Provence.
Ballet magistral pour les formidables interprètes du Ballet national d’Espagne, la chorégraphie de Marcos Morau explose tous les codes du flamenco en révélant son essence, par un jeu virtuose de métamorphoses. Du grand Art.
Créée en 2023 pour le Ballet national d’Espagne Afanador de Marcos Morau s’impose comme une fresque visuelle et physique d’une intensité rare qui frappe par son ampleur et son souffle, déployant une esthétique radicale. Inspirée par l’univers de Ruvén Afanador, photographe brésilien, dont les séries en noir et blanc consacrées aux hommes et aux femmes du flamenco ont marqué la mode et l’édition, l’œuvre se nourrit de cette matière visuelle pour en faire un langage chorégraphique. Morau, lui-même formé à la photographie, petit-fils de photographe sait mieux que personne comment révéler et le talent d’Afanador, et l’essence même du flamenco. Il en retient la puissance plastique et la dramaturgie des contrastes, soulignée par les éclairages de Bernat Jansà, qu’il transpose dans une scénographie monochrome où seules les lèvres rouge vif des interprètes viennent heurter la rigueur du noir et blanc.

Dès l’ouverture, le spectateur est happé par une déflagration sonore aux accents rock et par des lumières stroboscopiques qui révèlent un plateau transformé en studio photo. Les danseurs surgissent dans une succession d’images qui semblent arrachées à l’objectif d’Afanador et animées par la pulsation du flamenco. Morau ne se contente pas de reproduire : il détourne, fragmente, réassemble. Les corps, souvent dénudés, deviennent surfaces de lumière, sculptures mouvantes où se mêlent sensualité glacée et ardeur brûlante. L’inventivité des costumes signés Silvia Delagneau ajoutent encore à ce spectacle époustouflant : « faux-culs » des danseuses, chaussettes noires de chacune et chacun (si épatantes dans la scène de la « frise »), chapeaux à large bords, coiffes en forme de rose noire, corsets, vestes presque cubistes, jupes interminables…
L’écriture du mouvement est au cœur de cette transfiguration. Morau prélève dans le vocabulaire flamenco des éléments précis – frappes de pieds, torsions du buste, ondulations des bras – qu’il décompose et réarticule dans une syntaxe contemporaine. Les gestes sont ralentis jusqu’à la suspension, puis brusquement accélérés, parfois hachés en séquences spasmodiques. Cette alternance entre fluidité et cassure produit une danse paradoxale, à la fois lyrique et convulsive, où la sensualité se mêle à une violence contenue.

La masse des trente-six interprètes (dont Rubén Olmo) devient un matériau sculptural : lignes, cercles, frises se dessinent puis éclatent, le groupe se transforme en foule, en nuée, en spirales tortueuses. L’unisson, qu’on pourrait attendre d’un tel collectif, est fissuré par des décalages et des contrepoints, créant une tension permanente entre cohésion et dispersion. La musique de Juan Cristóbal Saavedra, mêlant électronique, percussions et voix flamenca, accentue cette intensité. Elle convoque les cloches, les tambours, les guitares, et se combine avec les musiciens présents (voix, guitare et percussions) sur scène pour ancrer la pièce dans une tradition vivante tout en la propulsant vers une modernité audacieuse. Bien sûr, de multiples influences traversent cette œuvre. La citation du Boléro de Béjart est immanquable (comme dans la création de Ensō – Boléro de Mickaël Le Mer !), tout comme la danse des chaises et la scène où les danseurs sont assis « en phalange » peuvent évoquer des pièces d’Ohad Naharin. Mais de fait, les chaises sont également un accessoire essentiel du flamenco (voir Calentamiento, la création de Rocío Molina), tout comme le cercle est un symbole universel. Il n’empêche que cet Afanador est une sorte de concentré de la technique de La Veronal, compagnie de Marcos Morau, et de la danse flamenca la plus exigeante.

La gestuelle, étonnante, emprunte au flamenco mais ne s’y résume pas. Souvent anguleuse, elle est traversée par une énergie brute. Les zapateados deviennent pulsation organique, les bras dessinent des volutes soudain figées en poses sculpturales. Morau insère aussi des gestes quotidiens ou théâtralisés – cris, chutes, portés abrupts – qui viennent perturber la continuité et accentuer l’impression d’une dramaturgie accidentée, et des solos sidérants. Le mouvement épouse ainsi la logique du spectacle : imprévisible, traversé de secousses, mais toujours cohérent dans son intensité. On n’oubliera pas la séquence du « chorus line » de frappes au sol, impeccablement fermées en cinquième, où seuls pieds et mollets apparaissent sous le rideau. Parfois une scène de groupe a des accents jazzy à la West Side Story, parfois les ensembles flirtent avec la comédie musicale.

Brouillant les genres et les codes, laissant circuler les accessoires traditionnels du flamenco – éventails, châles, castagnettes, bata de cola –dans une logique queer qui défie les assignations, les interprètes échangent rôles et attributs. La dramaturgie se construit par ruptures et surprises : rideaux qui s’abattent, décors qui pivotent, sculptures de chaises tombées des cintres, irruptions sonores. Ce goût du choc et de l’accident épouse la nature même du flamenco, danse de transe et de tension, qui progresse par paliers jusqu’à l’explosion. Les trente-cinq danseurs du Ballet national d’Espagne (plus deux artistes invités), héritiers d’une tradition fondée par Antonio Gades et aujourd’hui dirigée par Rubén Olmo, portent cette écriture avec une virtuosité saisissante. Leur engagement collectif, leur puissance physique et leur précision sculptent des images d’une beauté féroce.

Morau, dont les créations explorent depuis vingt ans les mythologies et les traditions espagnoles, signe ici sa première immersion dans le flamenco. Fidèle à ses obsessions et à sa culture d’origine – cette Espagne très sombre, où domine le noir, comme les robes des femmes, comme la soutane des curés, comme les deuils et les enterrements, comme le fascisme sous Franco, comme les traits de la peinture espagnole, comme l’œil de Picasso – le chorégraphe les mêle à l’univers d’Afanador et à la culture flamenca pour produire une œuvre hybride, à la fois hommage et réinvention. Il traque une fois encore « cet obscur objet du désir »2, entre Éros et Thanathos, entre rêve et cauchemar qui se croisent et s’embrassent à un rythme effréné. Veuves, religieuses ou toreras, couple torride, bailaores et gitanos, ou dessin fantastique à partir d’une chevelure fantasmatique, chaque tableau est une photographie qui s’anime, chaque geste une torsion qui déstabilise le vocabulaire flamenco pour le recomposer autrement.

La pièce se conclut sur un solo de Rubén Olmo, surgissant d’un coffre au centre de la scène, torse nu, drapé d’un châle qu’il fait voler dans les airs, comme les ailes d’un oiseau de malheur ou d’un ange exterminateur ou encore d’un Phénix renaissant de ces cendres, ou vampire d’un art séculaire réveillé par l’ombre de la nuit ? En tout cas, le cliché est signé Ruven Afanador1. La mise en mouvement, elle, est celle géniale, de Marcos Morau.
Agnès Izrine
Vu le 4 décembre 2025 au Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence.
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1./ Dans le livre Ángel Gitano (Les Hommes du flamenco). La pièce s’inspire aussi de Mil Besos (Les Femmes du flamenco).
2./Titre d’un film de Luis Buñuel, 1977
Distribution :
Ballet Nacional de España
Direction Rubén Olmo
Concept et direction artistique Marcos Morau
Chorégraphie Marcos Morau & La Veronal, Lorena Nogal, Shay Partush, Jon López et Miguel Ángel Corbacho
Dramaturgie Roberto Fratini
Scénographie Max Glaenzel
Réalisation décors Mambo Decorados et May Servicios para Espectáculos
Création des costumes Silvia Delagneau
Réalisation des costumes Iñaki Cobos
Création musicale Juan Cristóbal Saavedra
en collaboration avec Maria Arnal
Musique de Mineras et Seguiriyas : Enrique Bermúdez et Jonathan Bermúdez. Paroles de Temporera, Trilla, Liviana, Bambera et Seguiriya : Gabriel de la Tomasa
Création lumières Bernat Jansà
Conception et réalisation univers électronique José Luis Salmerón de CUBE PEAK
Conception vidéo Marc Salicrù
Photographie Ruven Afanador
Postiches Carmela Cristóbal
Coiffes JuanjoDex
Consultant coiffure Manolo Cortes
Consultant maquillage Rocío Santana
Chaussures Gallardo
Avec Rubén Olmo (Collaboration spéciale)
Irene Tena Albert Hernández (danseurs invités)
Inmaculada Salomón, Estela Alonso, Débora Martínez, Miriam Mendoza, Ana Agraz, Cristina Aguilera, Ana Almagro, Pilar Arteseros , Marina Bravo, Irene Correa, Patricia Fernández, Yu-Hsien Hsueh , María Martín, Noelia Ruiz, Laura Vargas, Vanesa Vento , Sou Jung Youn, José Manuel Benítez , Eduardo Martínez, Cristian García, Matías López, Carlos Sánchez, Diego Aguilar, Juan Berlanga, Manuel del Río, Axel Galán, Alejandro García, Álvaro Gordillo, Adrián Maqueda, Víctor Martín, Alfredo Mérida, Javier Polonio, Pedro Ramírez, Juan Tierno, Sergio Valverde
Musiciens : Chant Juan José Amador “El Perre”, Guitare Enrique Bermúdez, Percussions Roberto Vozmediano
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