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"1998" par Thomas Lebrun, Bernard Glandier et Christine Bastin

1998, soirée mêlant deux reprises et une création de Thomas Lebrun est un véritable traité d'interprétation.

Singulière proposition qui ouvrait le festival Tours d'Horizons ! 1998, soirée mêlant deux reprises du chorégraphe Bernard Glandier, disparu en 2000, une de Christine Bastin et une création du patron du CCN de Tours, peut se voir à plusieurs niveaux. Comme une manière de réhabilitation pour une œuvre importante, comme un hommage rendu à des maîtres, comme une démonstration avant tout de l'enjeu de l'interprétation en danse contemporaine. A ce titre, 1998 opère comme un véritable lavage oculaire. Un ptit pchitt et on y voit plus clair !

Traiter de 1998, le programme (mais peut-être faut-il écrire « la pièce » nous y reviendrons) de Thomas Lebrun, contraint, pour une analyse correcte, à remettre en cause les leçons de nos maîtres en journalisme ; à commencer par celle qui proscrit de fondre plusieurs articles en un seul, mais invite à choisir un angle et s'y tenir. Or ce programme propose trop de pistes d'analyses pour se priver de les suivre, au risque d'un peu de décousu…

Le premier sujet qui s'évacue facilement : Bernard Glandier (1957-2000)  et Pouce ! puisque la reprise des deux œuvres du chorégraphe constitue la moitié du programme. Pour avoir, dans une soirée particulière (1er juin), été donnée deux fois, la démonstration est faite : ce solo est une très grande pièce qui supporte sans lasser – au contraire – la répétition. Cela signifiait une richesse suffisante de la chorégraphie pour que l'interprétation y trouva son miel.

Bernard Glandier crée Pouce ! en 1994 dans un mélange de puissance contenue et d'une manière de furie froide, quelque chose comme la lutte avec l'Ange ou la révolte intime. A partir d'une tache lumineuse dans laquelle, en plié profond, il expérimente le transfert de corps, la pièce se développe par séquences jusqu'à la berceuse yiddish Kinderlekh, kleyninke de la chanteuse Sarah Gorby qui conclut. Cela passe par de grands battements héroïques, par cette sorte de gigue étrangement remontante qui se suspend sur un geste d'auscultation du monde, par des séquences d'envols qu'interrompent des moments quasi simiesques, avec quelque chose d'un soulèvement intime et corporel qui s'achève dans l'acceptation au moment de épuisement final… Évidemment, nous savons maintenant que quatre ans plus tard, c'est d'une chaise roulante que le chorégraphe transmettra ce solo et, impossible de ne pas relier l'œuvre à ce qu'il advint de l'artiste. Le savait-il ? Sans doute, mais qu'importe ? Pouce ! reste, pour nous, ce moment déchirant d'un homme qui se meut contre la fatalité et pour qui l'impossibilité de ne pas danser tient du destin. Reprenant cette même construction, comme heurtée de fragments successifs, chacun finement détaillés, mais en moins dramatique, Tu solo tù, composé pour et avec Montaine Chevalier, portrait en geste d'une interprète hors pair, témoigne de la même densité gestuelle. Le surgissement furtif et drôle d'une certaine trivialité goguenarde (le petit haussement d'épaules facétieux juste après un mouvement de poignets purement baroque), la subtilité de la construction spatiale : il y a une patte « Glandier ». Pas inutile de le souligner et méritant, en soi, son développement.

La suite du programme permettait de revoir Noce de Christine Bastin, duo amoureux et sensuel, aux interprètes tout de douceur mais obstinément liés l'un à l'autre, modérant la fougue du désir, du souci de ne rien brusquer. Et que les deux amoureux soient des hommes n'importe guère, sinon que justement, cette normalité importe beaucoup.

Enfin la création de Thomas Lebrun, inspirée d'un vers de René Char (Hâte toi de transmettre ta part de merveilleux, de rébellion, de bienveillance) et titrée avec ironie, Le titre n'a pas d'importance, répond à Noce. Si la pièce ouvre sur Montaine Chevalier, cristallisant l'air qui l'entoure pour le rendre sensible, elle est rejointe par Emmanuelle Deroo, sortant de coulisse à jardin, posant sa main dans la main de celle qui est déjà là. Ensemble, l'une s'émerveillant ou se rebellant, et toujours avec une douceur bienveillante extrême, menant alternativement l'autre qui regimbe et s'éblouit. Le climat d'intense émotion pudique, le mélange de précision subtile (les épaulements sont aux quarts d'angle), et de désinvolture feinte (ce décalage des deux interprètes permet de fausses et jubilantes fuites rattrapées in extremis) : la signature Lebrun au service de deux danseuses exceptionnelles (Montaine Chevalier et Emmanuelle Derroo).

Le Titre n'a pas d'importance © Frédéric Iovino

Donc, sauf pour cette dernière partie, tout tenait dans l'interprétation et dans l'opportunité de mesurer ce que deux danseurs différents donnaient d'une même pièce. L'exercice pour commun au monde du ballet académique reste rarissime en danse contemporaine qui privilégie « historiquement » la création et la mise en vue du chorégraphe à cette part créative singulière qu'est l'interprétation. Aubaine que de bénéficier – certes en assistant à deux soirées successives – à deux danses de la même chorégraphie. L'expérience prenait une dimension particulière avec Tu solo tù puisque s'y confrontaient deux versions, l'une portée par l'interprète originelle, mais plus de vingt-cinq ans plus tard, et l'autre par une exceptionnelle danseuse mais qui effectuait une reprise.

L'alternative devait logiquement proposer le choix décevant d'une version plus juste mais moins bien ou d'une autre plus brillante mais moins exacte. Eh bien non. Montaine Chevalier, comme portée par la situation, ne montre aucune limite ; ayant soigneusement travaillé avec la créatrice du rôle, Emmanuelle Deroo semble tenir les pas et intentions du chorégraphe même. À rebours des attendus, deux versions aussi justes l'une que l'autre et pourtant différentes. Pour comprendre, revenir à Gautier : le bon vieux Théo de Giselle et du ballet romantique qui distingue Elssler, danseuse de la terre et Taglioni de l'air. La première s'incarnerait dans la danse d'une Emmanuelle Deroo qui la construit à partir d'appuis irréfutables et semble en permanence tirer du sol la gestuelle ; Montaine Chevalier la trouve dans l'air, l'attrape dans l’impalpable de bras aussi expressifs que léger. Deux visions, aussi exactes l'une que l'autre, mais deux interprètes au métier exceptionnel.

Plus rude paraît la tâche pour Pouce !. D'abord parce que la composition pose un défi physique autrement redoutable. Surtout parce qu'à José Meireles et Hugues Rondepierre choisis pour reprendre le flambeau de cette pièce-témoignage échoit ce redoutable honneur à cause même de leur jeunesse… Or, justement parce que ces pièces n'appartiennent pas totalement au champ du répertoire –-leur transmission en fait un héritage plus qu'un répertoire – pèse sur les protagonistes d'une charge que Thomas Lebrun soulignait, conscient de cette fragilité, « nous devons rester fidèles à l'origine. Cela nous donne une grande responsabilité ».

Les deux impétrants proposent deux interprétations également et scrupuleusement fidèles quoi qu'assez différentes. Hugues Rondepierre, apollinien et maîtrisé proche de la finesse gestuelle que l'on connaissait de Thomas Lebrun dans cette œuvre, évoque celui-ci. Précis, dégageant même dans les séquences dramatiques (la berceuse finale) une profonde sensation de maîtrise de lui-même, très beau, il livre de Pouce ! une interprétation objectivement meilleure. Mais est-elle plus juste ?

Pouce! par Hugues Rondepierre © Frédéric Iovino

José Meireles agité et comme en lutte permatente avec des patterns qui se succèdent et semblent toujours sur le point de le submerger, combat contre le vide, se rebelle contre la danse dont il peine à contenir le flux. Oppressant, certes, moins confortable à regarder, mais plus juste. José Meireles retrouve – et que cela soit volontaire ou non n'importe en rien – quelque chose de l'émotion tragique qu'apportait (et que recherchait) Bernard Glandier. Le jeune danseur répond au programme que définissait le philosophe Jankélévitch : « Car l’interprète, semblable à l’amant en cela, refait l’acte primordial comme s’il était le premier à le faire, comme si personne ne l’avait fait avant lui ; il réinvente pour son propre compte et par devers soi les éléments d’Euclide » (Vladimir Jankélévitch, La Musique et l’Inéffable, éditions du Seuil, Paris, 1983, p. 100). En somme, moins « meilleur » mais plus juste !

Pouce! par José Meireles © Frédéric Iovino

Reste enfin, un sujet qui est aussi un mystère. Comment expliquer que d'un programme composé aux trois quarts d'œuvres qui ne sont pas de Thomas Lebrun, on en sort avec la sensation partagée d'avoir assisté à une représentation de l'un de ses opus ? Éliminons immédiatement tout soupçon d'usurpation. Tout était clairement annoncé des sources, références, déférences et reconnaissances ; pour partagée, cette sensation d'un programme qui faisait œuvre ne reposait sur aucun doute ou trouble. La conception de la soirée (les deux opus de Bernard Glandier, le Noce de Christine Bastin puis la création de Thomas Lebrun) contribuait un peu à ce sentiment en faisant du duo final une conclusion d'un parcours cohérent. Duo, comme la pièce de Bastin avec deux interprètes «mêlant» le passé (Glandier) et le présent. Impossible d'ignorer la part de dettes acquittées aux mânes des maîtres dans ce duo, mais épiphanie des références. La part d'ironie, l'humour pince sans rire, la précision du petit détail incongru, tout cela vient de Glandier ; comme en provient aussi la discrétion de la virtuosité et un sens certain de l'espace.

Noce de Christine Bastin © Frédéric Iovino

De Bastin, la référence, plus diffuse, n'en est que plus évidente. Noce, comme la plus grande part de l'œuvre de la chorégraphe, se tourne vers une quotidienneté (plus qu'une normalité) des corps. Chez Bastin le corps est là comme il est. Pour avoir œuvré avec des pointures du niveau de Pascal Allio ou Agnès Dufour, Bastin n'hésita pas à monter sur scène enceinte de sept mois – et cela se voyait vraiment – et ne cacha jamais ce que de sueur et d'efforts se payaient ses œuvres. Cela ne gâche rien. Dans Noce, la tendresse et le désir d'abandon se conjuguent à la fouaillée ardente du désir qui colle les amoureux l'un à l'autre sans rémission, comme malgré eux. Cette véracité de l'incarnation appartient pleinement à l'univers de Thomas Lebrun, la filiation s'impose, le climat s'en partage.
Revendiquant le respect et la responsabilité dans la transmission, le directeur du CCN de Tours s'engageait, in petto, à ne pas occulter ce que ces références explicites signifiaient de son travail présent. D'où cette sensation d'avoir vu une œuvre de Lebrun où il y a surtout du Glandier et du Bastin ! Mais signe irréfragable de l'importance de ce programme qui élargit singulièrement la notion de reprise dans le domaine de la danse contemporaine.

Philippe Verrièle

Vu les 31 mai et 1er juin 2024, salle du CCN de Tours, dans le cadre du festival Tours d'horizon.

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