16ème édition du festival Trente Trente à Bordeaux
Depuis quinze ans, Jean-Luc Terrade est toujours animé par ce besoin de proposer une résistance à la pensée générale dominante. Avec son festival Trente Trente qui fête sa 16ème édition, il poursuit l’objectif d’élaborer une programmation de formes courtes pleines de contradictions et parfois même de désordre afin d’explorer des univers éloignés de nos habitudes et de nos pensées.
Et chaque année, il arrive à surprendre, à faire découvrir des artistes peu ou pas connus, à présenter des ouvrages singuliers, à déranger parfois, et même à oser lors de cette saison à faire assister le public à un match de boxe.
Entre danse, théâtre, installations et performances, trente-deux équipes artistiques nationales et internationales furent invitées du 18 au 31 janvier dans différents lieux sur Bordeaux et en Nouvelle-Aquitaine. Etant donné que chaque spectacle est joué plusieurs fois, une organisation très rodée permet à chacun de se rendre d’une salle à l’autre afin de tout voir. Ainsi, chaque spectateur se retrouve orné d’un bracelet de couleur afin de suivre un parcours bien établi.
Samedi 26 janvier, c’est en autocar que le public muni d’un bracelet vert s’est rendu de l’Atelier des Marches, à la halle des Chartrons, puis du Marché de Lerme pour finir au Glob Théâtre où tous les parcours se sont retrouvés pour la soirée.
Formidable découverte avec la jeune danseuse et chorégraphe Leila Ka avec Pode Ser qui illustre la difficulté d’être soi et le désarroi d’une jeunesse dont l’avenir apparait totalement désert. Revêtue d’une longue robe fluide rose qui n’a l’air de rien, le visage fermé et le regard dur, elle déploie une danse aux bases classiques tout en conservant ses mains fermement accrochées aux bretelles de sa tenue. Ceci dépeint un enfermement, une violence intérieure qui ne demande qu’à se libérer d’un carcan invisible.
Galerie photo © Pierre Planchenault
Mais, une réelle contradiction apparait sous ce vêtement féminin : un jogging et des baskets grises. Et là, la jeune interprète mélange savamment et gracieusement hip hop et danse contemporaine tout en poursuivant son thème sur la difficulté de vivre, de survivre. Non seulement excellente danseuse, elle sait aussi parfaitement jouer son personnage. Mais, alors que ses bras se libèrent enfin, qu’elle semble avoir retrouvé une certaine liberté, un coup de feu stoppe tout. Noir ! On songe à La Jeune fille et la Mort tant son discours est limpide, puissant et époustouflant de vérité en seulement dix-sept minutes. (lire nore critique)
Autre ouvrage très surprenant avec Dogs une installation conçue par Julien Herrault. Durant près de trente minutes, Julien compose un sol carré en installant un à un des carreaux de bois noirs et blancs. Le temps s’étire et semble long. Mais un homme survient et s’allonge sur le ventre sur ce décor, les mains et les pieds dans des positions incongrues, comme si il venait de tomber de haut ou avait subi un choc violent. Il ne bouge plus…. Julien regarde. Puis, il installe très harmonieusement des agrumes pourris qui sentent très fort. Il regarde encore et sort d’une petite boite des vers de terre nés de ces pourritures qu’il dépose délicatement avec une pince sur et autour des fruits. D’un bocal, il prend un vernis afin d’en recouvrir les mains avec un pinceau, puis recouvre la tête de l’homme d’un tissu blanc et y verse un flot de sang. Sur les mains, il secoue de la paille d’où s’extraient des mouches vivantes…. Le performer examine une nouvelle fois son ouvrage, déplace légèrement quelques objets et sort… Ainsi, les spectateurs s’approchent de cette mise en scène et découvrent qu’effectivement, les vers se dispersent, les mouches virevoltent, l’odeur des citrons et oranges est de plus en plus violente et l’homme ne bouge toujours pas. Une scène de mort d’un tel réalisme élaborée avec une notion de la dramaturgie parfaitement bien écrite qui fait froid dans le dos. Dogs mérite amplement le terme d’installation du fait qu’elle se déroule en direct. Une œuvre d’art, un tableau puissant, étonnant, original, sublime et morbide.
Quant à Olivier de Sagazan et sa pièce Hybridation II, il créé des personnages fantastiques avec Stéphanie Sant. Assis devant une table recouverte de bols plein d’eau et d’un gros sac d’argile, ils se recouvrent l’un et l’autre le visage et les cheveux de ces matériaux pour composer des individus méconnaissables et immondes. En pointant les doigts dans de la peinture noire, ils décrivent les yeux, puis la bouche en rouge. De minute en minute, ces monstres se transforment encore pour finir par former une unique tête totalement déformée et répugnante. Alors que tout semble dit sur ces transformations, Stéphanie ôte sa robe et Olivier recouvre totalement son corps d’argile puis de sang. Il l’installe sur la table et plonge la tête dans ce corps horriblement mutilé.
Galerie photo © Pierre Planchenault
Une performance terriblement osée où le fantastique est sculpté en direct avec une parfaite maitrise des matériaux. Un genre surprenant qui laisse sans voix tant ces mutations sont exceptionnelles.
Ces pièces démontrent la liberté de Jean-Luc Terrade qui est l’un des rares programmateurs à prendre autant de risques. Passionné, il expérimente, fouine partout en France et à l’étranger pour dénicher des pépites et des œuvres qui mettent en avant soit le langage du corps, soit le langage des mots et même celui d’images fortes.
Bien entendu, tout ne peut pas être parfait au sein de tant de spectacles programmés. Sorour Darabi qui mange du papier dans Farci.e est peu convaincant. Ruminant Ruminant de Brice Noeser accompagné par Karina Iraola, trop désordonné. La création de Á ceux qu’on foule aux pieds basée sur un texte de Victor Hugo dit par Matthieu Boisset et dansé par Léa Cornetti, est inaudible et sans intérêt sur le plan chorégraphique.
Par contre, Poings liés d’Eddie Ladoire qui met en scène deux vraies équipes de jeunes boxeurs qui s’affrontent alors que des micros sont installés sur leurs corps et sur leurs casques afin que les sons engendrés par les coups retentissent dans tout l’espace, est étrangement déraisonnable.
En conclusion, avec cette 16ème édition, Jean-Luc Terrade réussi une fois de plus son pari : susciter des émotions, provoquer des réactions et surtout ne pas sombrer dans la normalité et l’uniformisation.
Sophie Lesort
Spectacles vus le 26 janvier 2019 à Bordeaux
Poder Se, de et avec Leila Ka
En tournée : 6 fev : Le Triangle / Rennes- France ; 16 mars : Le Théâtre Scène nationale / St-Nazaire – France
Dogs de Julien Herrault assisté de Muriel Bourdeau
Performeurs : Marcos Arriola et Julien Herrault
Hybridation II : metteur en scène : Olivier de Sagazan
Performeurs : Olivier de Sagazan et Stéphanie Sant
Catégories:
Add new comment