"1000&1 BPM _ Odyssée" de Yasmine Hugonnet.
Avec 1000&1 BPM _ Odyssée, présenté dans le cadre de La Bâtie Festival de Genève, Yasmine Hugonnet orchestre une traversée hypnotique.
Une pièce où le temps bat, se dilate et se dérobe, entre pulsations intimes et houle collective. Mais dans ce flux fascinant, la logique sérielle et répétitive de son écriture interroge autant qu’elle captive. Depuis notamment Le Récital des Postures (2014), la chorégraphe suisse Yasmine Hugonnet tend l’oreille aux bruissements du silence. Elle sculpte le temps comme d’autres sculptent la lumière, attentive aux durées, aux suspensions, à l’infime qui tremble dans le corps.
Au détour de 1000&1 BPM _ Odyssée, sa première collaboration avec le Ballet du Grand Théâtre de Genève dont est issue la plupart des interprètes de cette pièce, elle s’attaque frontalement au tempo. Non pas comme une régularité métronomique, mais comme une matière vivante : le battement du cœur, le souffle, la contraction et la dilatation d’un rythme intérieur.
La pulsation est ici envisagée comme une entité mouvante, imprévisible, parfois implacable, parfois fragile. L’artiste la fait circuler entre les corps, jusqu’à l’imaginer résonner avec les vibrations électromagnétiques de la Terre. Les neuf interprètes traversent ainsi un paysage mouvant où chaque battement devient une aventure. Cette dramaturgie du flux, la chorégraphe la maîtrise à merveille. Mais elle soulève aussi une question : à force de s’étirer et de se répéter, le mouvement ne risque-t-il pas de se vider de sa tension initiale ?
Odyssée collective
Le titre évoque à la fois le vertige narratif des Mille et Une Nuits et la précision d’un battement par minute. Comme dans le roman SF culte La Horde du Contrevent d’Alain Damasio, dont la pièce s’inspire très librement, il s’agit moins d’arriver quelque part que de traverser ensemble. Les danseurs et danseuses se déplacent comme un organisme solidaire, une cordée ou une tribu traversant les éléments, affrontant vents, secousses et métamorphoses.

Ce qui frappe, c’est la manière dont la pièce fait dialoguer l’intime et le collectif. Chaque interprète semble chercher son propre tempo au sein d’un flux plus vaste, une houle qui engloutit et relance sans cesse. L’ensemble devient un organisme vivant, vulnérable, traversé de tensions, d’effondrements et de sursauts. Le groupe n’est jamais une simple addition d’individus, mais un tissage attentif où chacun prend soin de l’autre.
Temps suspendu
La danse de Yamine Hugonnet se reconnaît à ses suspensions. Ici, une marche se transforme en chute ralentie. Là, un bras se tend puis s’interrompt dans un effacement fragile. L’œil se surprend à scruter la naissance d’un mouvement, à saisir la vibration minuscule qui précède son apparition.

Cette attention à l’infime crée un vertige. La chorégraphe parle volontiers de « micro-mouvements », de ces secousses intérieures qui modifient tout le corps. Dans 1000&1 BPM _ Odyssée, chaque effondrement, chaque déséquilibre devient un passage, une porte vers un autre état. Entre immobilité et précipitation, s’invente une dramaturgie du battement, de l’entre-deux, des bascules sensibles.
Peau de l’espace
Une image revient souvent dans le travail de l’artiste : celle de la « Peau de l’Espace ». Elle imagine les gestes comme des ondes qui se propagent bien au-delà de leur point d’origine, laissant des traces invisibles dans l’air. Ici cette métaphore prend une ampleur nouvelle.
Les corps deviennent capteurs et diffuseurs d’énergie. Le moindre déplacement génère une onde que d’autres captent, relaient ou détournent. Il se crée ainsi un tissage invisible, une écologie du mouvement où rien n’appartient à un seul corps. Les gestes se prolongent les uns dans les autres, se superposent, s’effacent et reviennent. L’espace se peuple de mémoires invisibles, comme si chaque mouvement laissait un sillage persistant.
Regarder, écouter, sentir
Dès les premières minutes, un geste se répète : des mains portées aux yeux comme des paires jumelles. C’est une manière pour la chorégraphe de rappeler que danser, c’est aussi voir. Non pas être exposé au regard du public, mais développer une vision active, une curiosité. Regarder devient un acte de danse, au même titre qu’écouter ou sentir. Dans sa grammaire chorégraphique, l’artiste alterne l’action et l’accueil. Un geste se déploie, puis l’on prend le temps d’en percevoir les retombées, les résonances. Le spectacle se construit ainsi comme une série d’expériences perceptives où l’instant ne cesse de s’élargir.
La musique signée Michael Nick accompagne la pièce avec une richesse d’imaginaires. Elle propose des tempos multiples, des ralentis, des accélérations qui provoquent des tensions puis se métamorphosent en vibrations. La danse ne s’y soumet pas : elle dialogue avec elle, ouvre des brèches, fait surgir l’inattendu.

Ces fulgurances sont essentielles : éclairs d’énergie, micro-révolutions qui traversent le groupe et déjouent toute continuité. Le tempo devient alors un terrain d’invention, non une contrainte. La pièce place le public dans un état d’écoute élargie. On ne regarde pas seulement des interprètes se mouvoir : on sent les battements, on devine les micro-variations, on perçoit les effondrements et les reprises comme des phénomènes physiologiques. Ce rapport intime au mouvement est au cœur du projet dansé. Mais il demande au public de consentir à un ralentissement radical, d’accepter que l’intensité naisse moins de l’action que de son effacement. Mais aussi de la boucle qui revient et revient encore.
Héritages et transmissions
Collaborer avec une partie d’un corps de ballet constituait un défi pour Yasmine Hugonnet, habituée à travailler avec des formats plus intimes. Elle a introduit des exercices pour activer cette sensation d’être traversé par plusieurs forces, de résister et céder à la gravité, d’utiliser même la voix et surtout le souffle comme moteur de mouvement. Cette transmission rapide n’a pas dilué son langage : au contraire, elle a ouvert ses recherches à une dimension collective nouvelle. La pièce garde la rigueur d’une écriture fine tout en accueillant la puissance d’un groupe entraîné dans une odyssée commune.

Le formalisme sensible et épisodiquement burlesque par ses corps qui surgissent de la meute comme des points d’exclamation, n’exclut pas l’émergence d’individualités faisant parfaitement entendre les pulsations et traversées, gestes sémaphorique et respirations de l’alphabet mouvementiste. En témoigne la danseuse ukraino-américaine, Stefanie Noll, déjà vue dans des pièces notamment signées Damien Jalet (Mirage), Sidi Larbi Cherkaoui (Ihsane), Rachid Ouramdane (Outsider) et Sharon Eyal (Strong). Le naturel ici des ondulations d’algues de ses lignes de corps, là des portés de bras symétriques ou cette manière décélérée d’enrouler le mouvement autour des soi dénotent une belle sensibilité tant au graphique qu’au subconscient.
Expérience perceptive
Etrangement étale, la lumière prolonge la peau de l’espace, rend visibles les circulations invisibles entre les corps. Elle ne fige pas les danseurs/seuses, mais élargit leur aura, enveloppant le public dans ce champ vibratoire. Dans 1000&1 BPM _ Odyssée, le temps se mesure moins en battements par minute qu’en élans partagés. L’odyssée est moins un voyage héroïque qu’un apprentissage du vivre-ensemble, une manière de ralentir au cœur d’un monde qui accélère.

Avec cette pièce, Yasmine Hugonnet continue de creuser son sillon dans le paysage chorégraphique contemporain. Elle ne propose pas une narration, mais une expérience perceptive, une écologie du mouvement qui nous relie les uns aux autres. 1000&1 BPM _ Odyssée n’est pas un simple spectacle : c’est un laboratoire sensible du temps, une manière de réapprendre à écouter, à voir, à sentir. Dans un monde saturé d’urgences et d’accélérations, la chorégraphe invente une danse qui résiste, une danse qui nous rappelle que chaque battement, chaque respiration, chaque effondrement recèle mille et une potentialités.
Bertrand Tappolet
Vu le 29 août 2025 au Pavillon de l’ADC, Genève
1000&1 BPM_Odyssée
Chorégraphie : Yasmine Hugonnet
Interprètes : Juan Perez Cardona, Quintin Cianci, Emilie Meeus, Stefanie Noll, Akané Nussbaum, Luca Scaduto, Julio León Torres, Kim van der Put, Lisa Vilret.
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