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Regards africains
Samedi détente de Dorothée Munyaneza et J'ai arrêté de croire au futur… d'Andreya Ouamba : Deux chorégraphes africains dressent l'insurrection des corps en réponse à la tragédie du politique.
Dorothée Munyaneza est une jeune femme follement élégante et raffinée, chanteuse à la voix sûre et claire, maniant un français parfait. Elle est rwandaise. Elle avait douze ans lorsque se produisit dans son pays le génocide des Tutsis, dont elle réchappa. Samedi Détente est sa première pièce chorégraphique sous son nom – on l'avait auparavant remarquée comme interprète de Baron Samedi, d'Alain Buffard.
Galerie photo : Laura Fouquere
Le Samedi Détente à présent évoqué était une émission de radio qui charma son enfance. Et cette pièce vaut très directement conjuration des tourments de la mémoire de l'horreur. Là, Dorothée Munyaneza échappe magistralement au piège qui la guettait, de la démonstration édifiante. Pour ce faire, au côté de la danseuse performeuse ivoirienne Nadia Beugré, elle cultive la tension entre deux présences contradictoires.
Elle-même égrène un récit factuel, limpide, ponctué de beaux chants, nourri de ses souvenirs. C'est cristallin, exact et glaçant, comme l'évidence la plus tranchante d'une machette en action. C'est vu par une enfant de douze ans. Cela se passe de toute hyperbole des effets de discours. Or c'est d'une horreur à hurler, pousser un cri universel, d'un corps convulsé, débordement éruptif, sol martelé ; chambardement d'accessoires, empilement de lambeaux textiles, errances en trajectoires fracassées, composition de personnage totémique. C'est le versant des corps meurtris, insurgés.
La chorégraphie de Samedi Détente sépare cette autre dimension, la remet pour l'essentiel à Nadia Beugré, sa partenaire sur le plateau. Cette autre jeune femme est massive, brute au découpage physique, âpre à la présence, nouée et percutante. Sans gants. Cette danseuse performeuse trouve ici le rôle qui lui manquait encore pour s'affirmer pleinement dans la force de survie, qui l'anime, rageuse. À elle seule, et en tension avec la chorégraphe, elle arrache la question rwandaise à tout enfermement dans un seul territoire.
Galerie photo : Laura Fouquere
Savamment orchestré, ce duo de réponses, de complicités et de séparations, parcourt toutes les gammes, de l'élévation spirituelle apaisée au brûlant des tourments corporels. Tout cela est tellement puissant en même temps que maîtrisé, qu'on se demande d'où a pu venir l'idée de conclure sur une leçon de morale étriquée adressée au public, comme si Dorothée Munyaneza n'était pas totalement convaincue d'être une forte artiste, plutôt qu'une sage fille de pasteur. Mais on oubliera très vite cette maladresse.
On remarque un cousinage entre cette pièce et J'ai arrêté de croire au futur… nouvelle création montrée à Paris ces mêmes jours, par Andreya Ouamba, chorégraphe venu du Sénégal. Avec six interprètes (dont un comédien) sur le plateau, le chorégraphe a jeté des atouts de puissance. La tragédie politique qui le préoccupe, et avec lui de larges pans de la jeunesse d'Afrique, n'a pas toujours des conséquences aussi monstrueuses qu'elle en eut au Rwanda, mais en partage quelque élément : soit la manipulation par le verbe exalté de leaders, poussant les foules dans l'adhésion aux pires (dés)illusions.
La création d'Andreya Ouamba œuvre au stade d'une jeunesse en rupture, qui n'y croit plus, mais a toujours ses corps à opposer à la toute puissance des délires oratoires mortifères. Ce sont ses héros. Il n'est peut-être pas anodin que la pièce se soit préparée pour bonne part dans la capitale du Burkina Faso, et que certains de ses interprètes soient de ce pays qui vient de connaître un soulèvement populaire et juvénile.
Le comédien Sylvain Wakeu Fogaing incarne une allégorie du dictateur. Il vaut par son port de carrure autant que par son jeu, tous deux souverains. Hélas son monologue hésite entre une veine quasi réaliste, et juste un rien de surcharge caricaturale, tout cela littéral en définitive. C'est donc entendu au bout de cinq minutes, et l'effet de tension recherchée avec l'action proprement dansée s'épuise alors très vite. Il n'en va pas de même avec la composition musicale live, vertigineuse, d'Aymeric Avice.
Car la force de la pièce naît des béances qu'elle creuse entre divers plans. Autant les trajectoires du dictateur sont délibérément mornes et ordonnées, autant celles des cinq danseurs se dispersent, s'affrontent, s'écrasent au sol, s'en arrachent en sursaut, éclatent en actions fractionnées, disjonctives, de performances singulières dont les discontinuités génèrent l'énergie hyper contemporaine d'un mouvement d'insurrection des corps.
Tous sont confondants de maîtrise et de franchise, dans une vigoureuse saisie du plateau (dont un mémorable assaut, peut-être vain, contre les oripeaux scénographiques du pouvoir). Or, dans cette implication, ce n'est peut-être pas un hasard que la plus captivante soit la très jeune Clarisse Sagna, plus décalée car venant du hip hop, ignorant tout de la danse contemporaine jusque là, et trahissant encore un frottement dans son adhésion, déjà plus consommée dans des canons attendus chez ses partenaires.
Si la maturité atteinte par Andreya Ouamba convainc magistralement, il serait dommage qu'il ne se défasse pas de quelque acquis déjà trop solide, où le plateau se tient par abnégation, où les pauses symboliques s'exposent, où une grandiloquence scénographique ne semble avoir d'autre but, au final de la pièce, que de faire riche en idées, trop riche, quand tout auparavant fait déjà tellement fort. Ce qui est bien, et même tellement mieux.
Gérard Mayen
- Samedi Détente, vue le 24 janvier au Montfort Théâtre (Paris), où la pièce reste à l'affiche jusqu'au 31 janvier (en partenariat avec le Théâtre de la Ville. 01 56 08 33 88).
- J'ai arrêté de croire au futur…, vue le 23 janvier (création) à l'Atelier de Paris Carolyn Carlson. La pièce sera reprise à l'automne au Théâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-Seine (8 au 11 octobre) et au Théâtre de la Ville (Paris, 14 au 20 octobre).
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