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« Rhapsodie démente » de François Verret
Concert dansé, cabaret macabre, théâtre gestuel, oratorio robotique, performance de film muet, installation vivante et tant d’autres, et pourtant d’une grande sobriété, Rhapsodie démente est un spectacle profond et perturbant qui interroge l'Europe sur son héritage conflictuel et son entrée dans le monde "moderne" à travers la guerre.
Pourquoi accepte-t-on de se battre, de soumettre son corps à des attitudes désincarnées et martiales ? Quels rôles jouent l'histoire familiale, la violence des pères, la quête d'amour maternel inassouvi ? Verret trouve des éléments de réponse dans ce que chacun d'entre nous porte en son for intérieur qui le conditionne à son insu.
Rhapsodie démente marque l’inauguration officielle de Chantier 2014-2018, avec Françoit Verret en tant qu’artiste associé à la MC2 de Grenoble : Cinq ans pour en découdre avec un siècle, pour tendre un miroir artistique (et pourquoi pas un brin déformant) à ce XXe , réputé pour ses barbaries, et au passage incontestablement "responsable" d'une accélération exponentielle dans tous les domaines de la vie. De cette accélération tous azimuts, Verret éprouve aujourd'hui le vertige.
Le chantier grenoblois lui permettra de se réinventer, de ralentir, de trouver une respiration qui permet de sortir de la course productiviste de l'industrie du spectacle. Cinq ans font beaucoup dans le parcours d'un humain, surtout quand ils permettent de sortir du mode zapping. Et Rhapsodie démente annonce bel et bien que le temps de recherche gagné, et surtout la sensation de liberté offerte par la résidence longue, portent leurs fruits.
Sur le fond, autant que sur la forme, Verret avance. Car il ralentit. Nourri de certains univers qui ont redéfini le corps en scène au cours du XXe siècle, de Kantor à Castellucci, de Nadj à Maguy Marin, de Sankai Juku au hip-hop, voici un traité qui met en rapport la violence familiale et celle qui se déverse sur le champ de bataille.
Dans Rhapsodie démente, les femmes occupent le centre du plateau et du spectacle. De Germana Civera à Charline Grand, de Chiharu Mamiya à Natacha Kouznetsova, elles incarnent des traversées personnelles et artistiques, entre danse, théâtre, cirque et performance. Marc Sens à la guitare et Jean-Pierre Drouet derrière ses machines musicales, encadrent les personnages errant entre terreur et mémoire, enquête et rituel.
La veillée des femmes est traversée par les gestes et la voix du patriarche, Monsieur Loyal du grand cirque de l'existence, incarné par François Verret, autre fervent baladin antre les arts du corps. Par ailleurs, il n'officie ici pas en chorégraphe, mais comme metteur en scène. Et puis, une apparition au début va marquer de son sceau tout ce qui suivra. C'est Jean-Christophe Paré, visage et buste poudré de blanc et silencieux devant l'éternel, comme un Ushio Amagatsu traversé par Méphisto.
On pouvait croire que sa nomination à la direction du Conservatoire de Paris (CNSMDP) en mars 2014 l'empêcherait de poursuivre ce projet commencé en 2012/13, mais l'ancien danseur et lumineux penseur de la danse n'a pas démenti son engagement. Et même s'il n'a pu y consacrer que six jours de répétitions, il tient là un rôle principal, celui de la mort, seul personnage muet. Cet emploi sonne d'autant plus juste que Paré reste donc soumis au diktat de l'accélération, laquelle empêche la réflexion sur soi et favorise qu'on projette ses abymes sur l'autre, condition de réussite pour les populistes qui font de la haine leur fonds de commerce en politique.
À l'opposé de cette logique, Rhapsodie démente mise sur l'équilibre et la fusion des genres. Dépasser la question des disciplines artistiques permet de libérer le regard, de trouver la forme qui épouse le thème, à la perfection. Aussi, la question des mots et du langage fait partie des interrogations de départ. De quelle manière les mots sont-ils porteurs de violences à venir, d'éruptions d'énergie destructrice ? À quel degré naissent-elles d'une envie de libération?
"Je veux voltiger comme un obus..."
Verret a beaucoup lu pour cette création, à travers les réflexions de Svetlana Alexiëvitch, Ulrike Meinhof, Jean-Luc Godard, Bertrand Cantat, Angelica Liddell, Heiner Müller, le Comité invisible et tant d'autres. Aussi, et comme résultat de ses interrogations sur la mémoire, sommes-nous loin d'une représentation réaliste ou décalée de tranchées ou de batailles. Les personnages ne vivent que dans des espaces mentaux et subjectifs, délimités par la présence d'autres énergies. Telles des barrières ou forces majeures, elles conditionnent les énoncés gestuels ou vocaux saccadés par des violences psychiques.
On n'est plus dans une danse seule, et pas non plus dans une logique théâtrale classique, mais dans une dramaturgie énergétique et psychologique, qui constitue le noyau de toute création dramatique. Cette dramaturgie renvoie chaque personnage immédiatement vers lui-même. La guerre impose son énergie, et la guerre est partout. Telle femme peut apparaître comme une marionnette en bois, et Verret assis à table n'est pas sans rappeler le Woyzeck de Josef Nadj.
Mais Verret n'est pas encore arrivé au bout de son voyage grenoblois. Deux autres créations sont prévues, en 2016 et 2018. Si cette Rhapsodie trouve une belle cohérence entre le tempo, les différents pôles scénographiques, le traitement musical, la gestuelle, les mots et les corps, Verret continue à vouloir trop dire. L’ultime articulation dramaturgique sonne telle une justification conceptuelle, alors que le propos artistique exposé jusque-là se suffit amplement.
Que se passe-t-il donc à la fin ? Comme dans un épilogue, après une scène-pivot - un solo de Chiharu Mamiya en aide humanitaire qui distribue des bouteilles d’eau à quelques spectateurs - la Rhapsodie s’offre un regard sur la jeunesse d’après-guerre et son désir de liberté. Manifestations (vidéo) ou danse rebelle (hip-hop) jouent les prolongations.
Mais traité en brève, le sujet ne prend pas, alors qu’il y aurait là assez de matière pour une nouvelle création, de bout en bout. L’analyse du lien entre oubli et violence, jusqu’ici très pertinente, se perd dans la nature (humaine). Si le rapport aux parents et au refoulement de l’indicible reste le même, nous savons que l’histoire ne s’est pas arrêtée et que les époques sont radicalement différentes.
Thomas Hahn
Rhapsodie démente
Mise en scène François Verret
Avec
Germana Civera, Jean-Pierre Drouet, Charline Grand, Natacha Kouznetsova, Chiharu Mamiya, Jean-Christophe Paré, Marc Sens, François Verret
Scénographie Vincent Gadras
Son Manu Léonard
Images Claire Roygnan
Costumes Laure Mahéo
Lumière Nicolas Barraud
Collaboration informatique musicale Ircam — Grégory Beller
Création à la MC2:, Grenoble, le 6 janvier 2015
Représentations jusqu’au 17 janvier
http://www.mc2grenoble.fr/
Tournée
21 au 23 janvier 2015 Pôle Sud, Strasbourg
27 au 31 janvier 2015 TNB Rennes
14 février 2015 Le Manège de Reims
10 et 11 mars 2015 Maison de la culture d’Amiens
17 mars 2015 L’apostrophe, Cergy
20 mars 2015 Centre culturel de Taverny
27 mars 2015 Espace Germinal à Fosses
4 et 5 juin 2015 Nouveau Théâtre de Montreuil
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