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Entretien : Kader Attou
Kader Attou présente sa dernière création, Opus 14, dans le cadre de la Biennale de la danse de Lyon à partir du 12 septembre. Avec 16 danseurs sur la scène du Toboggan à Décines, c’est une pièce, du chorégraphe né à Saint-Priest, très attendue. Nous l'avons rencontré afin d'en savoir plus...
Danser Canal Historique : Le titre de votre création s’appelle Opus 14. Pourquoi ?
Kader Attou : C’est tout simplement ma quatorzième création.
DCH : Opus 14 fait appel à 16 danseurs. Comment les choisissez-vous ?
Kader Attou : Comme d’habitude ! Je n’organise jamais d’audition. Je les trouve dans une communauté de danseurs que je connais et je les choisis en fonction de rencontres, d’affinités. Dans cette pièce, il y en a néanmoins beaucoup qui dansaient déjà dans The Roots.
DCH : Vous les repérez avant, dans d’autres compagnies, dans les battles ?
Kader Attou : Oui. Quand un danseur m’intéresse, je lui propose de venir pour voir « sur quel pied danser » ensemble. En général ils l’acceptent et ça se passe bien. Après, ça peut faire des étincelles dans le travail et dans ce cas, nous n’allons pas plus loin.
N’y a-t-il que des danseurs dans Opus 14 comme dans The Roots ?
Kader Attou : Mais non, il y a deux danseuses. C’est toujours une histoire de rencontre. Je ne me pose pas la question préalable de savoir combien d’hommes ou de femmes. Ce sont deux danseuses avec lesquelles j’ai envie de travailler. J’impose aux deux sexes la même exigence de qualité, de présence, je leur demande la même capacité de répondre, de chercher… Ce sont des interprètes extraordinaires.
DCH : Seize danseurs, c’est beaucoup. Pourquoi un tel nombre ?
Kader Attou : J’avais envie d’avoir un grand nombre de danseurs car cela permet d’inventer ou de créer une matière dansante. Il n’y a aucune narration, je m’attache plus au mouvement qu’au propos. Même si je me suis inspiré de la BD pour trouver une scénographie, qui finalement, ne sera peut-être pas si référencée aux yeux des spectateurs. J’ai envie d’embarquer ces seize danseurs pour un voyage très intense, très excitant.
DCH : Pourquoi la BD ? Quel rôle joue-t-elle dans cette scénographie ?
Kader Attou : Je suis un fan de la BD d'auteur, par exemple, Blast de Manu Larcenet, celles de Chabouté. Et j'ai découvert cette BD silencieuse, du dessinateur australien Shaun Tan, Là où vont nos pères. Moins pour le sujet (l'immigration) que pour la puissance de son imaginaire. Il arrive à nous faire voyager à travers ses dessins. Donc c'est un spectacle où il sera question d'images, au propre comme au figuré.
Quelle sera la musique ?
Kader Attou : C’est une création originale de Régis Baillet qui était déjà le compositeur principal de The Roots. Il a un unvers à la fois très électro et très lyrique. J’aime beaucoup la poésie et j’essaie de la trouver en toutes choses, dans ma vie, dans la musique mais aussi dans le travail scénographique.
DCH : The Roots était une sorte de retour sur cette histoire de la danse hip-hop, il semblerait qu’Opus 14 creuse ce sillon…
Kader Attou : J’ai créé The Roots parce que j’avais envie d’explorer l’histoire du hip-hop, de la questionner. Voilà presque 20 ans que je chorégraphie, le hip-hop a 30 ans d’existence derrière lui en France. Il s’est frotté à toutes sortes d’expériences, s’est transformé. C’est pourquoi j’avais besoin, pour cette pièce, de m’entourer de danseurs d’excellence afin d’être à même de montrer d’autres facettes de cette technique qui peut aussi être fragile, poétique dans l’échange entre les danseurs sur le plateau. Mais mon besoin d’interroger différentes esthétiques a pour seul but de créer des liens, avec onze danseurs dans The Roots ou seize dans Opus 14.
DCH : Vous semblez vous ressérrer de plus en plus sur l’écriture d’une danse hip-hop…
Kader Attou : Je m’y suis toujours intéressé, mais j’avais la particularité de vouloir m’ouvrir aux autres, d’aller voir les autres danses, classique, contemporain, danses du monde… Dans Athina pour la Biennale 94 je confrontai le hip-hop à la danse classique, dans Anokha, j’avais inclus de la danse indienne, dans Douar, avec les danseurs algériens, il s’agissait d’une rencontre avec leur culture. J’aime travailler les mélanges d’esthétiques, de genres. J’ai toujours estimé que j’étais un homme libre et détesté que l’on veuille m’enfermer dans une case. C’est le mouvement du corps qui m’intéresse, la danse, quelle que soit son appartenance. À mes débuts on voulait à tout prix citer mes pièces en tant que danse contemporaine. Certes, elles le sont dans la mesure où j’appartiens à mon époque, mais je ne fais pas partie de cette histoire de la danse en particulier. J’ai toujours pensé que l’histoire de la danse se compose de maillons, classique, néo classique, contemporain et le hip hop est un de ces maillons qui s’est accroché aux autres. En tout cas, j’espère que nous avons marqué cette histoire avec notre travail. Donc je ne vois pas pourquoi ce que je fais ne serait pas du hip-hop. Je considère que mes chorégraphies sont toutes inscrites dans le hip-hop et honnêtement, je ne sais pas faire autre chose.
Je ne me suis jamais éloigné du hip-hop. Mon travail reprend même l’essence de cette culture qui est l’échange, le partage et le respect de l’autre, mais aussi se surpasser et défier la pesanteur. J’ai connu un hip-hop très différent de ce qu’il est aujourd’hui. C’était un hip-hop « social » qui permettait la rencontre, tout le monde pouvait sortir dans la rue et s’y essayer. Il y avait une véritable entraide : les plus expérimentés devaient apprendre les mouvements aux débutants.
Ensuite, il y a eu toutes sortes de glissements, jusqu’à trouver des cours de hip-hop dans des centres de remise en forme.
DCH : Vous vous inscrivez dans une perspective de recherche dans cette discipline, vous avez même créé un « pôle recherche » au Centre chorégraphique national de La Rochelle. En quoi est-ce important pour vous ?
Kader Attou : Pour moi il y a deux valeurs fortes : les battles et la création artistique. La seconde est issue de la première et développe, cherche, essaie d’inscrire une démarche de chorégraphe, une danseur d’auteur, une syntaxe qui puisse faire sens.
Le hip-hop a intégré aujourd’hui le réseau des Centres Chorégraphiques Nationaux. Il y a seulement dix ans, personne n’aurait cru que c’était possible. Les chorégraphes de la danse contemporaine ont commencé à réfléchir sur l’histoire et la méthodologie. Ont ouvert des discussions. Tous ces débats théoriques nous devons aussi nous en emparer aujourd’hui. Nous sommes quelques uns à penser qu’il est important de s’attaquer à ces problématiques que sont l’histoire de ce mouvement envisagé sous son aspect universitaire, la trace, le répertoire, la mémoire et la transmission. Tout cela est bien entendu traversé par la question du Diplôme d’État et je suis prêt à porter une parole afin de faire avancer la réflexion à ce sujet. Mais nous avons déjà commencé ce travail de collectes vidéo, d’écritures et des recherches de notation. Nous mettons en œuvre une politique d’études ou d’édition sur la danse hip-hop.
DCH : Ce souci ne vient-il pas du fait que le hip-hop des origines est en train de se perdre ?
Kader Attou : Oui, c’est une évidence. Il y a aujourd’hui des jeunes qui excellent dans les battles, on les appelle les « tueurs » mais ils n’ont aucune idée du hip-hop des années 80 et ne savent pas non plus ce qui s’est passé dans les années 90. A-t-on un répertoire ? Oui, j’en suis persuadé, mais lequel ? Il nous faut donc considérer les spectacles qui font œuvre, préserver ce patrimoine. Nous avons tout un projet de numérisation de vieilles VHS. C’est une manière de témoignage – qui peut, de plus, éviter peut-être quelques dérives. Je pense d’ailleurs que nous devons montrer également autre chose que le hip-hop qui existe sur les plateaux.
DCH : Qu’est-ce qui a changé au cours de ces trente ans ?
Kader Attou : Le hip-hop n’a jamais cessé d’évoluer. Grâce aux battles principalement. C’est pourquoi je refuse d’opposer les deux formes comme le font les soi-disants « puristes ». Dans le battle, l’aspect performance domine, certes, mais du coup ils passent des mois à faire évoluer la technique, à perfectionner un mouvement, parfois juste un détail. Chaque année, on découvre ainsi de nouvelles techniques qui viennent de la base.
Les danseurs de hip-hop ont-ils toujours le même désir, la même rage ?
Kader Attou : On est passé à autre chose. Il faut vivre avec son temps et on ne peut revenir en arrière. Pour moi, au début, le hip-hop c’était une énergie qui me faisait sortir de mon quotidien. Aujourd’hui, comme je l’ai dit, nous sommes face à des performeurs de l’extrême, qui souvent, ne savent rien faire d’autre.
Mais il est intéressant de se demander quelle est la différence entre danse et performance. Personnellement, j’admire les danseurs qui sont capables d’être de vrais virtuoses et des interprètes émouvants ou convaincants. Il me faut les deux. Et une capacité à s’ouvrir aux propositions inattendues, aux chemins que j’ai envie de mettre en place.
DCH : Qu’est-ce que diriger un CCN vous a apporté ?
Kader Attou : D’abord les moyens ! D’ailleurs, historiquement, les CCN ont été créés pour donner aux chorégraphes la possibilité de créer, d’inventer davantage, avec moins de difficultés qu’une compagnie indépendante. C’est également une responsabilité plus importante, encore que l’enjeu reste le même. J’ai toujours soutenu d’autres compagnies, comme Brahim Bouchelagem, même lorsque nous n’étions qu’une compagnie indépendante. Pour moi il est capital de soutenir l’émergence de demain. Au CCN nous soutenons dix-sept compagnies cette année. C’était ma volonté à mon arrivée à La Rochelle et je suppose que c’est la raison qui a décidé les tutelles à choisir mon projet. Celui-ci était de partager l’outil, avec un fort accompagnement des compagnies, et un pôle recherche. Donc le CCN m’apporte énormément. J’essaie d’avancer de manière forte et raisonnée. Et, au vu de la conjoncture actuelle, ça fait du bien. C’est une période difficile pour tous, c’est difficile pour les petites compagnies qui ont de moins en moins de moyens et de visibilité. Et malheureusement, nous ne pouvons aider tout le monde, mais nous essayons d’avoir une vraie présence sur le réseau.
DCH : Après un succès comme The Roots, avez-vous davantage le trac avant de présenter à une nouvelle création à la Biennale de Lyon ?
Kader Attou : J’ai peur à chaque nouvelle création parce que c’est un cheminement nouveau à chaque fois. Je n’ai ni envie de m’installer dans la facilité, ni dans ce que je sais déjà faire. Aucune de mes pièces ne ressemble à une autre. Elles correspondent à des désirs différents. Elles naissent d’une étincelle à partir de laquelle j'essaie d'allumer le feu. Ce qui me plaît c’est de créer au plus juste de ce que je cherche. Bien sûr, le succès est flatteur. C’est le cas de The Roots. Mais Symfonia Piésni Załosnych (2010) qui a été moins bien reçue a été une étape tout aussi importante pour moi.
Ce que je cherche, c’est que les spectateurs traversent la pièce et en sortent différents. C’est le but du spectacle vivant.
Après, les gens vous attendent toujours au tournant. Mais ça m’est assez indifférent. Sur le coup, ça m’affecte, ensuite, je n’y pense même plus. J’ai des choses à dire et j’ai envie d’être pertinent, de partager, de provoquer, d’interroger. Si l’art le permet, je suis preneur, j’ai quarante ans, j’ai appris pas mal de choses au cours de ces vingt dernières années, mais il m’en reste encore beaucoup à découvrir.
Propos recueillis par Agnès Izrine
Du 12 au 17 septembre 2014 - Le Toboggan - Décines, dans le cadre de la Biennale de la danse de Lyon.
Rencontres avec les artistes à l'issue de la représentation le lundi 15 septembre.
http://www.biennaledeladanse.com/spectacles/opus-14-kader-attou.html