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Cecilia Bengolea et François Chaignaud
Cecilia Bengolea et François Chaignaud sont en pleine création d’un ballet pour les danseurs de l’Opéra de Lyon dans le cadre de la 16e Biennale de la danse de Lyon dont la première aura lieu le 10 septembre 2014. Nous les avons rencontrés à cette occasion pour un entretien.
DCH : C’est la première fois que vous créez un « ballet » pour un ballet. Cela représente-t-il pour vous un challenge ?
François Chaignaud : Oui, c’est la première fois et c’est un vrai challenge ! C’est très différent de notre façon habituelle de travailler, déjà d’un point de vue logistique. Nous disposons des danseurs seulement deux heures par jour alors que nos plages de création sont, d’habitude, sans limites. Cela nécessite donc une concentration extrême. De plus, ce sont des danseurs que nous ne connaissions pas. Nous avons pu les rencontrer en amont et choisir ceux avec lesquels nous sentions le plus d’affinités…
Cecilia Bengolea : Finalement nous en avons choisi sept, quatre femmes et trois hommes.
DCH : Êtes-vous parti d’une thématique, d’un concept ?
Cecilia Bengolea : Nous sommes parti de la musique du compositeur japonais Tōru Takemitsu, qui est une courte composition intitulée How Slow the Wind. Le titre est lui-même tiré d’un haïku d’Emily Dickinson qui dit « How slow the wind/ How slow the sea / How late their Fathers be». Il suggère en 11 ou 12 minutes une sorte de calme apaisant mais aussi la menace d’une future catastrophe. En fait, Takemitsu l’a composé plutôt à la fin de sa vie (en 1991), au moment où il n’avait plus rien à prouver ni à démontrer en matière de technique musicale ou de composition. C’est pourquoi, cette musique est paisible, c’est une œuvre de maturité. Elle évoque une sorte de vague répétitive, comme un passé qui n’en finirait pas. Nous l’avons choisie car nous aimons travailler sur des motifs incessants, obstinés. Que ce soit pour les Danses libres ou pour nos deux dernières créations (Twerk, Dub Love http://dansercanalhistorique.com/2013/12/07/chaignaud-bengolea-dub-love/) nous travaillons ce type de composition et de recherche d’endurance, voire de jusqu’au-boutisme. Des bribes de celles-ci réapparaissent d’ailleurs dans cette création pour le ballet comme des matériaux fluctuants et amènent une sérénité qui nous plaît. Cet ensemble apporte une sorte de narrativité dont tout sens dramatique est exclu. Comme si l’événement à venir restait une potentialité. Il n’y a donc ni crescendo, ni « momentum » mais une sorte d’horizontalité de l’ordre de la persistance – malgré tout.
François Chaignaud : Dans cette commande pour le Ballet de l’Opéra de Lyon, nous avions comme contrainte d’utiliser l’orchestre. Pour nous c’était très nouveau et c’est ce qui nous a mené vers cette musique. Et, pour compléter les propos de Cécilia, cette partition n’est ni une musique occidentale dialectique, ni une musique minimale de la deuxième partie du XXe siècle, systémique. Elle est certes répétitive mais elle a quelque chose qui dépasse ces grands systèmes de composition. Elle nous touche car elle n’est pas identifiable en fonction d’un principe esthétique absolu mais au contraire puise un peu à ces sources tout en les remaniant. C’est ce qui nous a séduit et, effectivement, en l’écoutant, elle est très évocatrice d’un calme menaçant. De plus, nous y avons vu une certaine similarité avec les pointes qui sont un élément essentiel de ce nouveau spectacle. En effet, dans Dub Love tous les danseurs étaient sur pointes et ces chaussons représentent aussi dans mon imaginaire cette impassibilité menaçante ou précaire. C’est-à-dire que nous travaillons des positions immobiles, des équilibres sur pointes qui sont à la fois suspendus comme une brindille et enracinés comme un arbre. Et nous tremblons sans cesse ou nous vacillons pour réajuster notre aplomb, instable et menacé. Du coup, il nous paraissait pertinent d’utiliser cet usage des pointes sur cette musique plutôt que de s’appuyer sur leur usage classique.
DCH : Justement, cette façon de monter sur pointe presque droit, sans « passer par dessus » ni mettre en jeu le cou-de-pied vous est très particulière, comment les danseurs l’ont-ils intégrée ?
François Chaignaud : C’est vrai qu’ils ont l’habitude de dérouler beaucoup le pied, de le développer à partir du sol. Nous avons inventé une technique sensiblement différente. Mais, dans le début de la pièce nous utilisons des positions tenues très longtemps, immobiles, jambes pliées, donc forcément, les pieds ne peuvent être tendus au maximum mais doivent être un peu rétractés pour ajouter un point de contrôle à l’articulation de la cheville et avoir des variables d’ajustement à tous les niveaux. Les danseurs doivent donc se colleter à cette nouvelle technique.
DCH : Concrètement, comment travaillez-vous avec eux ?
François Chaignaud : Nous commençons tous les jours la répétition en pratiquant des tours lents en équilibre, pour que, malgré ce court laps de temps, ils arrivent malgré tout à s’imprégner d’un type de corps spécifique à la pièce.
DCH : Comment vous répartissez-vous le travail ?
Cecilia Bengolea : Nous ne divisons pas les tâches. Nous sommes tous les deux dans le studio l’après-midi et nous réfléchissons, nous écrivons ensemble avant de retrouver les danseurs le lendemain matin. Comme la chorégraphie est sur pointes, nous commençons par chercher les mouvements à plat mais ensuite, c’est complétement différent en terme de tenue du dos, de centre de gravité, etc. Du coup, c’est bien de travailler avec François, en passant du temps entre nous, cela nous permet de mieux nous organiser.
DCH : Deux heures, n’est-ce pas un peu juste ?
Cecilia Bengolea : Il est certain que ce n’est pas très long. Mais le travail sur pointes est très intense. En ce moment, nous faisons trois ou quatre filages par jour plus des exercices, et c’est dur. Si nous avions quatre heures par jour ce serait trop douloureux !
DCH : Sont-ils surpris par ce travail ?
François Chaignaud : Disons qu’au début, ces tours très lents, sans tourner la tête comme dans les tours classiques, leur paraissaient tout simplement impossibles. Mais avec une pratique quotidienne, ils tournent maintenant avec beaucoup d’endurance et de maîtrise. C’est vrai que nos techniques leur semblaient bizarres, mais au fur et à mesure que nous les traversons, nous nous comprenons de mieux en mieux. Et surtout, pour nous, l’intérêt de travailler avec le ballet est que les danseurs portent ces points de départ à un autre niveau, ou disons à un endroit différent de celui que nous pouvons atteindre nous-mêmes. Ils ont une expérience et un professionnalisme qui va nous permettre d’aller encore plus loin.
Cecilia Bengolea : Ils évoluent très vite dans ce style et nous sommes heureux de pouvoir transmettre ces danses que nous avons pu traverser dans Dub Love et Danses libres. Dans cette pièce, il intègrent assez vite un nouveau langage . Ils apprivoisent rapidement le matériau chorégraphique et nous arrivons à communiquer très simplement, à leur indiquer comment chaque geste doit être investi. Il y a aussi une partie où ils peuvent annexer la pièce en direct, comme nous l’avons fait dans les trois pièces des Danses libres, donc avec un principe de jeu. Nous ne savions pas, par exemple, quelle danse nous allions présenter le soir même. Idem dans Dub Love ou Twerk où nous pouvions modifier le matériau initial. Il y a des éléments fixes, mais on peut choisir à quel moment et dans quel espace les produire. Nous leur avons donné cette liberté et cela crée une intelligence spatiale et un espace de danse plus sophistiqué que dans une chorégraphie traditionnelle. Cela donne aussi une expérience différente de la prise d’espace, d’autonomie, d’émancipation.
DCH : Travailler pour un Ballet modifie-t-il aussi votre façon de chorégraphier ?
François Chaignaud : Oui, certainement. Mais nous avons toujours aimé dialoguer avec la danse classique. Là, ça nous permet de proposer un certain type de gestes ou de tenues de jambes que nous ne pouvons exécuter nous-mêmes car nous n’avons pas cette formation. Et cela nous réjouit de les intégrer dans cette chorégraphie.
DCH :Travailler avec un orchestre, c’est une nouveauté aussi…
François Chaignaud : Nous n’aurons qu’un ou deux services avec l’orchestre qui arrivera au dernier moment. Cela dit, nous avons rencontré le chef, mais nous n’avons pas le temps d’un long dialogue. Cependant, cette musique n’étant pas « comptée » nous devons juste nous accorder sur le tempo. Cela posera moins de problèmes que si nous étions obligés de nous caler sur la musique.
DCH : François Chaignaud vous êtes non seulement chorégraphe mais aussi historien. Cela influe-t-il sur cette création ?
François Chaignaud : Comme l’a dit Cecilia, il y a un certain nombre de gestes qui sont issus des Danses libres qui reviennent ici, et bien sûr, cela crée une dimension historique. Cela ne sera peut-être pas directement perceptible pour le public, mais nous leur avons raconté d’où venaient ces gestes. Mais nous ne voulions surtout pas faire de cette pièce une sorte de catalogue des diverses options historiques possibles. C’est plus, à l’image de la musique, comme un poème symphonique qui n’a rien à prouver, même si Cecilia et moi avons été nourris de sources diverses et inutilisées.
Par contre, ce qui est nouveau, et permis uniquement dans ce type de soirées de ballet c’est la durée. Ça change beaucoup, c’est inédit et amusant pour nous de faire une pièce si brève.
DCH : Il semblerait que cette pièce confronte la brièveté de la durée de la partition au sentiment de temps étal qu’évoque la musique, comme la verticalité que suggèrent les pointes est déjouée par une chorégraphie « horizontale »…
François Chaignaud : C’est une idée trop métaphorique pour le moment où nous en sommes de notre travail. Mais ce que nous pouvons dire, c'est que la notion du temps est d’emblée perturbée. On ne sait pas, à l’écoute, si cette musique n’a pas déjà commencé depuis longtemps, et on voit ces corps comme suspendus… Nous-mêmes retenons notre souffle quand nous les voyons. De même, il est difficile d’attribuer une durée à cette création. Comme elle n’est pas systémique mais pourtant répétitive, elle trouble la perception du temps. Ce que nous proposons sur les pointes – ce défi, cette endurance – permet de créer une sorte d’homogénéité tenue jusqu’au bout. Cela n’aurait pas été possible si la pièce avait été plus longue. Nous aurions dû intégrer des stratégies pour entrer et sortir de scène ne serait-ce que pour se dégourdir les pieds.
DCH : Vous testez cette notion d’endurance dans toutes vos pièces, pourquoi ?
François Chaignaud : Nous en riions avec les danseurs ce matin. Tous les jours un nouveau défi ! Mais en fait, il y a selon moi, quelque chose de très émouvant à voir les danseurs gagner en maîtrise et, simultanément, en fragilité. Ou tout du moins en vulnérabilité. Plus on développe une habileté, une virtuosité, plus la vulnérabilité de chacun peut apparaître.
DCH : Vous avez déjà une idée des costumes ?
Cecilia Bengolea : Nous venons de faire un essai de peinture corporelle. Nous avons gardé une mélancolie pour les Danses libres que nous ne pouvons plus présenter pour des questions de droits. Nous avons également pensé à des académiques plutôt transparents. Nous avons trouvé une matière qui nous intéresse car elle présenterait le même genre d’ambiguïté à l’œuvre dans la partition musicale et dans la danse. Nous ne souhaitons pas surajouter du sens avec des costumes qui seraient trop signifiants.
DCH : Vous avez choisi un titre ?
François Chaignaud : Pour l’instant c’est le même que la musique, How Slow the wind.
Propos recueillis par Agnès Izrine
Biennale de la danse de Lyon, Ballet de l'Opéra de Lyon du 10 au 13 septembre à 20h30
http://www.biennaledeladanse.com/spectacles/ballet-de-l-opera-de-lyon.html