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Josette Baïz décline la séduction en « Cinq versions de Don Juan »

« Rien n’est simple avec lui, il traduit la démesure sous toutes ses formes. Et pourtant, il est finalement dépositaire d’une certaine éthique. Certes il transgresse les règles, mais il est libre et insoumis », écrit Josette Baïz à propos de Don Juan. Après autant d’absolu, comment rebondir sur une autre histoire comme si de rien n’était ? Aussi l’Aixoise annonce que  Cinq versions de Don Juan  sera sa dernière création pour la Compagnie Grenade.

L’éternel masculin existe-t-il ? Quel est son présent, son avenir et de quel mythe est-il le nom ? Don Juan, l’increvable, pourrait bien en être l’incarnation, dramatique et chorégraphique. Il a brûlé les planches sous toutes les facettes, et Josette Baïz est bien décidée d’en ajouter d’autres. Pas une, mais cinq. Chorégraphiquement parlant, c’est un sacré bouquet. Car si le personnage aime bien parler ou chanter, il ne se met pas si souvent à danser.

Il s’est récemment invité chez Edward Clug [notre critique], après avoir été aperçu dès 2020 dans les sillons de Johan Inger et en 2006 sous la houlette de Thierry Malandain. Mais il est plus rare encore de voir une femme s’emparer de l’amoral séducteur. Josette Baïz permet, dans l’une de ses « versions », aux danseuses de la Compagnie Grenade d’affirmer leur propre droit de vivre libre, jusque dans leur désir. L’inversion est pertinente, tant on dit aujourd’hui la gent masculine en crise de confiance. Aussi Baïz interroge-t-elle les nouveaux rapports de la gent féminine urbaine à l’érotisme et à la domination, comme pour ouvrir un dialogue avec l’œuvre de Pina Bausch autour des relations entre hommes et femmes.
 

 

Irrésistible, hypocrite, amoral…

Don Juan se met-il à manger son chapeau ? Change-t-il de casquette ? Comment instruire son cas aujourd’hui, comment danser avec lui à l’époque post-#metoo ? Josette Baïz a décidé de l’aborder dans toute sa complexité, réimaginant son rapport à lui-même, aux femmes et au désir, à la croisée des codes sociaux et moraux actuels. Le psychogramme de l’orgueilleux séducteur est détaillé à l’écran, s’affichant dans toute sa complexité et ses contradictions : « irrésistible, hypocrite, amoral, menteur, marginal, révolté, insatiable, fou, courageux... »

Aux danseurs de la Compagnie Grenade – à ne pas confondre avec les enfants du Groupe Grenade – elle propose donc Cinq Versions de Don Juan, puisque le coureur de jupons, de son côté, ne se contentait pas de moins de conquêtes et de « versions » de la féminité. Dont (cinq) acte(s). Chez Grenade, on le tient justement là où la démesure de son zapping amoureux peut rappeler l’exposition de la jeunesse d’aujourd’hui à des stimuli visuels et sonores.

Tout commence sur un mode presque classique, histoire de ne pas jeter Molière avec l’eau du bain chorégraphique. Ils sont là, à l’avant-scène, face public. Récitent quelques lignes de Molière et leur attitude laisse apparaître une énorme curiosité pour le personnage de Don Juan et en dit long sur leur relation distanciée, voire tendue avec un XVIIe si lointain. Dans ce prologue, le lien avec le théâtre baroque est évident. Ensuite, la danse leur permet de s’approprier les personnages.
 

La mort ?

Don Juan (Geoffrey Piberne, avec Grenade depuis 2016) et Sganarelle (Kim Evin, avec Grenade depuis 2003) dansent leur rapport au ciel, à la terre et au temps en mode urbain, alors qu’Elvire (Sarah Kowalski) se jette avec toute sa passion, à cœur et à corps perdus, sur celui qu’elle croyait lui être acquis. On retrouvera le trio à la fin, dans un tableau blanc, puisqu’on n’est pas seulement chez Molière mais aussi dans une histoire de la danse qui certes avance, ici chez Grenade, par le breaking, le krump ou le cirque, mais se garde bien d’oublier ses racines.

Après les versions « Démesure » (classique), « Rébellion » (urbaine) et « Libération » (féministe) arrive : « La Mort ». Aucun Commandeur, aucune statue, mais la fureur des victimes qui se regroupent pour une action collective. On tente d’avaler Don Juan par la force du groupe en émoi, la foule semblant prête à passer à l’acte. Seule Elvire, déjà en blanc et dans un état tout poétique, voudrait encore enlacer le grand manipulateur. Pour ce tableau, la compagnie s’est formée auprès du Collectif XY pour que Don Juan apprenne à tomber de haut, pour mieux amortir sa chute quand les autres le rattrapent en pleine glissade vers les enfers.

Molière s’était bien gardé d’écrire, après les polémiques autour de son Tartuffe, une nouvelle satire qui puisse être interprétée de façon politique. Mais Josette Baïz est là pour en réinjecter un zeste et connecter le libertinage avec notre actualité. Par le rap et la danse urbaine, dans un tableau consacré à la rébellion, les Don Juan dansants captent l’énergie marseillaise dans sa plus belle vitalité. Conclusion : Ce vieux Molière est finalement soluble dans la poésie urbaine et rebelle, par la parole et par le corps.

Josette not dead !

Quant à Josette Baïz, elle est restée fidèle à ses engagements, du début de Grenade à ce Don Juan, dans la rencontre des univers chorégraphiques, musicaux et culturels. On l’entend encore quand ici les univers sonores sont traversés par des réminiscences de cultures orientales de tous bords et même de minimalisme américain. L’univers chorégraphique de Josette Baïz n’a jamais pratiqué l’affrontement, mais toujours cherché l’épanouissement dans la fusion des communautés. L’acte blanc final n’est donc pas seulement une proposition de réconciliation entre Don Juan et ses proies, mais une sorte de legs ou de manifeste au sujet de toute son œuvre.

Si Baïz annonce qu’elle ne créera plus de pièces originales, le travail du Groupe Grenade continuera. La prochaine étape est une recréation de Paradis  de Montalvo/Hervieu dont on verra les prémices à Chaillot, les 19 et 20 décembre, avant la création en novembre 2026. Mais parmi tous les chorégraphes qui transmettent leurs pièces, ou des extraits, à ces jeunes si enthousiasmants, la fondatrice de Grenade, avec son écriture harmonieuse et rassembleuse, devrait un jour trouver sa place, histoire de se voir réincarnée et inscrite simultanément dans le grand récit et dans l’avenir de la danse.

Thomas Hahn
Vu le 5 novembre 2025, Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence
Photo de preview © Claire Gaby

Direction artistique Josette Baïz
Lumières Erwann Collet
Scénographie Josette Baïz et Erwann Collet
Son et vidéo Lucas Borg
Costumes Claudine Ginestet
Musiques originales Laurent Pernice, Ho99o9, DLuZion, Mindset, Mnike
Avec 15 danseurs de la Compagnie Grenade : Elona Arduin, Tom Ballani, Camille Cortez, Kim Evin, Antuf Hassani, Elarif Hassani, Mika Jaume, Sarah Kowalski, Victor Lamard Paget, Aline Lopes, Salomé Michaud, Sarah Mugglebee, Geoffrey Piberne, Candice Pierrot, Michelle Salvatore

En tournée :
3 décembre 2025 - Théâtre Châteaurouge, Annemasse
26 et 27 février 2026 - Pôle Pik, Bron
11 février 2026 - Festival Les Elancées, Théâtre la Colonne, Miramas
20 mai 2026 - Théâtre des Salins, Martigues

 

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