Add new comment
Entretien : Aurélie Dupont de retour sur scène dans une création mondiale
Double événement : La Compagnie Graham revient à Paris pour célébrer son centenaire et invite Aurélie Dupont à remonter sur scène à cette occasion. Nous l’avons rencontrée, elle nous livre ses premières impressions.
DCH : Vous remontez sur scène à l’occasion de la tournée française de la Martha Graham Dance Company, qui célèbre son centenaire à Roubaix, Lyon et Paris. Qu’est-ce qui vous a décidée à « renfiler les chaussons » ?
Aurélie Dupont : Mon lien avec Martha Graham est singulier, et je crois qu’il a compté dans leur décision de m’inviter. Il s’agit d’une amitié véritable, à la fois humaine et artistique. Et c’est une belle histoire. Lorsque j’ai fait mes adieux, à quarante-deux ans, en tant que danseuse étoile, je n’ai jamais envisagé de cesser de danser. Mon désir était de poursuivre la recherche, d’explorer de nouvelles techniques, de continuer à apprendre. Or, la technique Graham, découverte à l’école de danse alors que j’étais adolescente, m’avait laissé une empreinte durable. À treize ou quatorze ans, j’avais perçu une autre manière de bouger, une ouverture vers la danse contemporaine. Ce souvenir est resté vif. Aussi, à l’heure de quitter l’Opéra, j’ai pris mon ordinateur et écrit à Janet Eilber, la directrice de la compagnie Martha Graham, que je ne connaissais pas, en lui ai confiant mon admiration pour sa compagnie et mon envie d’approfondir cette technique que j’avais à peine effleurée. Sa réponse fut immédiate : « Bien sûr, tu es la bienvenue, viens quand tu veux. ». J’ai immédiatement réservé mon billet d’avion. À mon arrivée à New York, ils m’ont logée dans le quartier du Meatpacking District, dans un appartement lumineux, à quelques étages d’ascenseur des magnifiques studios de Merce Cunningham à Westbeth, que la compagnie Graham avait repris.
DCH : Comment cela s’est-il passé ?
Aurélie Dupont : J’ai passé deux semaines exceptionnelles : cours quotidiens, travail en studio, observation des répétitions, immersion dans la technique. J’ai aussi eu de longues conversations avec Janet. De retour à Paris, elle m’a écrit : « Nous avons aimé ta présence, ta curiosité, ton engagement. Serais-tu prête à revenir pour travailler une pièce avec nous ? » J’étais libre, j’ai accepté avec joie. Je suis repartie à New York pour travailler un extrait d’Appalachian Spring avec Virginie Mécène, que je rencontrais pour la première fois. Ce fut un moment intense, marqué par une confiance immédiate. J’ai également interprété un autre solo, entourée de quatre danseurs de la compagnie, intitulé Lament, d’une beauté poignante.
L’amitié avec Janet s’est renforcée. Un jour, autour d’un café, elle m’a confié que la compagnie n’était pas revenue à l’Opéra de Paris depuis 1991. Ce constat m’a frappée.
Peu après, j’étais nommée directrice de la danse à l’Opéra. Mon contrat m’offrait la possibilité d’inviter une compagnie étrangère tous les deux ans. Je reprends l’avion, je fais la surprise à Janet : « Hello Janet, I’m in New York, do you wanna have a coffee? » Elle descend, je lui annonce que je prends la direction de la danse à l’Opéra et que je souhaite inviter la compagnie à se produire à Garnier. Lors de la signature de la programmation, Janet m’a dit : « Si nous venons, c’est grâce à toi. Et nous souhaitons que tu danses Ekstasis » que Viriginie Mécène avait déjà créé pour une remarquable danseuse de la compagnie Graham. Je lui ai répondu que mon statut de directrice compliquait les choses, mais j’ai ajouté une clause à mon contrat me permettant de danser. J’ai interprété ce solo très intense, trois ou quatre fois à Garnier, en 2018.
DCH : Et aujourd’hui, vous êtes à nouveau invitée ?
Aurélie Dupont : Oui. Il y a six mois, je reçois un mail : « Aurélie, nous allons venir en tournée en France. Nous aimerions beaucoup t’inviter. » Je lis : Roubaix, Lyon, Paris. Je réponds : « Merci beaucoup, excellente nouvelle. Je préférerais venir vous voir à Paris, parce que je suis parisienne. » Et ils me répondent : « Non, tu as mal compris. Nous t’invitons à danser. »
Cela faisait quatre ans que je n’étais pas montée sur scène. J’ai eu besoin de réfléchir. J’ai appelé Philippe Guiboust, ancien agent de Michel Legrand, rencontré lors d’un projet qui n’a pas abouti. Je lui ai confié mes doutes : je continue à bouger, à prendre des cours, mais de là à danser sur scène… Il et levé mes incertitudes et m’a encouragé à prendre ce risque.
Je propose à Janet un délai de trois mois pour tester mon corps, voir comment il réagit à un entraînement plus soutenu. Si je sens que je ne m’abîme pas, si je retrouve mes sensations, alors j’accepterai. Elle accepte. Je reprends les cours de danse classique, intensifie le Pilates, me remuscle, me réveille physiquement. Trois mois plus tard, je donne mon accord.
DCH : Comment s’est décidée la pièce que vous allez interpréter ?
Aurélie Dupont : Je voulais faire quelque chose de spécial, assorti à la programmation Graham. Janet m’a proposé plusieurs pièces, dont Lamentation, que je rêve de danser, mais qu’on a beaucoup vue. Un autre solo de Virginie m’a semblé trop exigeant physiquement. J’avais peur de ne pas avoir assez de temps pour rechercher ce que je souhaitais, pour apprendre, pour que mon corps me donne ce que je voulais. Je l’appelle, elle me dit : « Oui, c’est vrai que physiquement c’est dur. » Je lui propose de créer ensemble une nouvelle pièce. Elle accepte. Janet aussi, à condition de trouver un financement. J’ai appelé Francis Kurkdjian, qui est un mécène et ami. Il a immédiatement accepté Son fonds de dotation finance le solo : la chorégraphe, la lumière, le costume.
DCH : Comment avez-vous construit ce solo ?
Aurélie Dupont : Nous avons travaillé dix jours, à raison de cinq heures par jour, pour concevoir un solo intitulé Désir. Il est né de trois photographies de Martha Graham datant de 1927, que Virginie avait retrouvées. Sa manière de créer procède souvent ainsi : elle donne du mouvement à une image. Elle m’a montré ces clichés, m’a demandé ce qu’ils m’évoquaient. Nous avons commencé à construire à partir de là. Ekstasis, par exemple, avait été conçu à partir d’un costume, dont les lignes avaient inspiré les gestes. Pour Désir, elle s’est arrêtée sur des photos très théâtrales de Martha Graham, vêtue d’une robe transparente, dans des poses expressives, presque sculpturales. La musique est signée Stavh Damker, pianiste et percussionniste basé à Los Angeles, qui a beaucoup accompagné les cours de la compagnie. Ce sera une pièce au piano, un instrument qui m’est particulièrement cher.
Nous avons choisi une robe fluide, élastique, près du corps, dont j’ai confié la réalisation à Anne-Marie Legrand, ancienne cheffe d’atelier à Garnier. Une histoire de fidélité, là encore. La robe descend jusqu’aux chevilles, impose des contraintes, limite l’amplitude des jambes, mais permet d’étirer le corps avec clarté. Il fallait créer avec cette contrainte, en faire une qualité. Un peu comme dans Lamentation.
DCH : D’où proviennent ces photographies ?
Aurélie Dupont : Les photographies proviennent des archives de la compagnie. Lors de ma première visite, Janet m’avait fait tout visiter : le sous-sol est une véritable mine d’or. Costumes, vidéos, programmes, photos… Un patrimoine sauvé de l’inondation. On ne sait pas si ces clichés sont ceux d’une pièce. Martha Graham y est seule, mise en scène, dans un décor presque photographique. Virginie avait envisagé de me placer sur un piédestal, comme dans l’une des images, mais cela s’est révélé trop complexe à réaliser pour l’instant. Peut-être plus tard. J’ai le projet de danser ce solo à New York, lors des célébrations du centenaire en 2026. Nous y ajouterons peut-être cet élément.

DCH : Ce solo de Virginie Mécène est-il basé uniquement sur la technique Graham ?
Aurélie Dupont : Virginie apporte une nuance à cette question. Elle a dansé Martha Graham toute sa vie, comme moi j’ai dansé à l’Opéra de Paris toute ma carrière. Elle est imprégnée de cette technique, elle l’a poussée à bout dans son corps. Si je devais créer un solo classique, je serais sans doute inspirée par les doubles ronds de jambe de Noureev ou les bas de jambes de Pierre Lacotte. Il y a des choses qui s’inscrivent dans le corps. Donc oui, Virginie est inspirée par Graham, mais elle insiste : c’est sa chorégraphie. Elle dit que c’est un hommage, que c’est lié au style, mais que ce n’est pas une pièce de Martha Graham. Certainement, Martha Graham n’aurait pas fait exactement ce que Virginie a composé. C’est une inspiration, comme Manuel Legris dans Sylvia, qui porte en lui toutes les pièces classiques qu’il a dansées.
DCH : Comment s’est déroulé le processus de création ?
Aurélie Dupont : Les premières séances de répétition m’ont déstabilisée. Me remettre à la disposition d’une chorégraphe, comme je l’ai toujours fait, m’a semblé étrange. J’ai dû réapprendre à reconnaître mon reflet. Ce rapport au miroir, je l’avais oublié. Mais dès la deuxième séance, tout est revenu. Le dialogue, les propositions, les ajustements. Le corps a retrouvé ses repères.
Virginie Mécène me montrait des mouvements, que je reproduisais, prolongeais, qu’elle validait ou modifiait. Parfois, elle les achevait elle-même. Nous avons échangé sur le sens du désir, sur ce que ce mot évoque, sur ce qu’il peut incarner. La chorégraphie est signée de Virginie. Je suis interprète. Je ne me considère pas co-créatrice, même si le dialogue a été riche.
DCH : Et comment travaillez-vous maintenant que l’océan vous sépare ?
Aurélie Dupont : Je travaille seule, deux heures par jour Je commence par une bonne demi-heure d’échauffement, puis je consacre une heure et demie à la répétition. e retravaille certains passages, car les gestes, notamment ceux des mains, demandent une précision extrême. Je répète avec la robe, qui est légèrement plus longue à l’arrière pour éviter de m’y prendre les pieds. J’ai tout un rituel. Je regarde, je réfléchis, je recommence. Je contacte régulièrement Virginie pour lui faire part de mes avancées, de mes ajustements. Elle viendra me donner les dernières corrections juste avant Paris, car le travail en studio est une chose, la scène une autre. Et c’est passionnant.

DCH : Comment avez-vous vécu ce retour sur scène ?
Aurélie Dupont : Je ne l’avais pas anticipé. Pour être honnête, la scène me manque parfois. Non pas la représentation en elle-même, mais ce moment suspendu, cette bulle artistique qui n’appartient qu’à ceux qui franchissent le seuil des coulisses. Ce passage, à 19h30, quelque part dans Paris, où les rideaux se lèvent. Ce basculement dans une autre peau, un autre costume, une autre époque. Ce moment de risque, d’exposition, qui disparaît aussitôt me manquait. J’ai donc accepté cette invitation avec sincérité, avec joie. Je ne me dis pas que ma carrière reprend, je ne me dis pas qu’il faut prouver quoi que ce soit. Je le fais comme une artiste à qui l’on propose peut-être une ultime création, et qui choisit de prendre cette main tendue.
DCH : Cela vous donne-t-il envie de poursuivre ?
Aurélie Dupont : Je ne sais pas. Je vis vraiment au jour le jour. Depuis que j’ai quitté l’Opéra, je vis. Aujourd’hui, je fais les choses au jour le jour. Tout est possible. Ce qui est beau, dans cette proposition c’est qu’elle est exceptionnelle. Elle est arrivée au bon moment. Si elle était venue dans deux ans, j’aurais probablement refusé.
C’est une création, faite sur moi. Je n’ai pas peur de me blesser, ce qui est essentiel. Je me sens en forme, je suis excitée, impatiente. Je le file correctement, je ne suis pas essoufflée, tout va bien. Mais après, je ne sais pas. Peut-être aurai-je le désir d’aller travailler avec d’autres chorégraphes. Je pense à Sacha Waltz, par exemple, avec qui j’avais créé Roméo et Juliette. Je sais que techniquement, ce sont des choses qui pourraient me convenir. Mais c’est une histoire de rencontre, de technique aussi.
DCH : Certains chorégraphes vous révèlent-ils à vous-même. Est-ce le cas ici ?
Aurélie Dupont : C’est une belle question. Oui, je crois que certains chorégraphes révèlent des choses en vous que vous ne voyez pas. C’est ce que j’ai essayé de faire quand j’étais directrice de la danse, en ouvrant les auditions à tout le monde. Je leur disais : « Vous avez une chance incroyable. » Certaines étaient réticentes, je comprends. Mais je leur disais : « Vous avez la chance d’être vues par quelqu’un qui peut déceler en vous quelque chose que vous ne montrez pas, ou que vous ne savez pas que vous avez. » C’est ce que Pina m’a apporté. C’est précieux. Si cela vous arrive trois, quatre, fois dans une carrière, cela signifie que vous développez toutes les couleurs artistiques que vous portez en vous.
Et puis, il y a des chorégraphes qui vous vont mieux que d’autres. Comme un vêtement qu’on aime porter. La technique Graham, telle que Virginie s’en inspire, me convient bien. Je l’aime dans mon corps. J’apprécie ce travail du ventre, cet écho dans le menton, dans le dos. C’est une sensation que j’aime, que j’aimais déjà à treize ou quatorze ans. Kylian m’a fait cet effet-là aussi. Il y a des chorégraphes avec qui j’ai adoré travailler. Mats Ek, par exemple, j’adore son mouvement, ses pièces, son univers. Mais pour moi, c’était trop physique. Avec mon genou, j’avais du mal. J’ai adoré, mais cela me convenait moins.
Il y a des matières qu’on préfère porter, parce que notre corps, notre peau, notre silhouette y répondent mieux. Et Martha Graham, c’est vrai, j’aime aussi la regarder. Quand je vois ses ballets, je les perçois physiquement. Je ressens le plaisir d’une contraction, d’une courbe, d’un étirement dans un costume, du corps qui interprète. Et je n’ai pas cela avec tous les chorégraphes, ni avec tous les danseurs. Et c’est aussi, évidemment, pour cette raison que j’ai accepté.

DCH : Vous ne dansez pas tous les soirs, ni pendant toute la tournée du centenaire Graham, pourquoi ?
Aurélie Dupont : J’ai pour les danseurs de la compagnie Graham une affection profonde. C’est une compagnie passionnée, dévouée. Un jour, j’ai demandé à un jeune danseur comment il était tombé amoureux de cette technique. Il m’a répondu qu’à neuf ans, il avait vu une pièce de Martha Graham à la télévision, et qu’il avait immédiatement su que Martha Graham allait guider toute sa vie. Pourtant il ne l’a jamais connue. Ils sont nombreux à ressentir cela. Comme s’ils avaient été appelés. Les interprètes de cette compagnie sont d’une intensité rare, profondément investis dans la technique, passionnément attachés à son langage. Être avec eux est inspirant. Je me sens en sécurité. Je n’ai pas l’impression d’être une pièce rapportée, ni de leur voler quoi que ce soit. Lorsqu’ils m’ont proposé de danser sur toutes les représentations en France, j’ai décliné. Ce n’était pas raisonnable, physiquement. Et surtout, je ne voulais pas m’imposer. Une invitation, je souhaite l’honorer, mais sans occuper tout l’espace. C’est leur scène, leur tournée.
Propos recueillis par Agnès Izrine, le 15 octobre 2024.
Désir sera dansé au théâtre du Châtelet à Paris entre le 24 octobre et le 14 novembre. Les 5, 7, 9, 12, 14 novembre dans le cadre de Graham 100
LYON • La Bourse du Travail – Aurélie Dupont sera présente à Lyon sur l’ensemble des représentations :
Ven 31 oct 25 – 20h30 • Programme A
Sam 01 nov 25 – 15h00 • Programme B
Sam 01 nov 25 – 20h30 • Programme A
Dim 02 nov 25 – 20h30 • Programme B
PARIS • Théâtre du Châtelet – Aurélie Dupont sera présente à Paris uniquement sur les représentations en gras :
Mer 05 nov 25 – 20h00 • Programme A
Jeu 06 nov 25 – 20h00 • Programme B
Ven 07 nov 25 – 20h00 • Programme A
Sam 08 nov 25 – 15h00 • Programme A
Sam 08 nov 25 – 20h00 • Programme B
Dim 09 nov 25 – 15h00 • Programme A
Dim 09 nov 25 – 20h00 • Programme B
Mer 12 nov 25 – 20h00 • Programme B
Jeu 13 nov 25 – 20h00 • Programme A
Ven 14 nov 25 – 20h00 • Programme B
<
Catégories:














