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Entretien avec Frédérique Latu
Avec 130 rendez-vous dans 50 lieux complices et 33 équipes artistiques dans 30 villes d’Île-de-France, le festival Playground s’impose comme un grand festival de danse mais aussi comme un espace vivant, engagé et coopératif dédié à la danse jeune public. Porté par les Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis, il irrigue l’ensemble du territoire francilien avec des propositions chorégraphiques audacieuses, sensibles et diversifiées. Frédérique Latu, directrice du festival, revient sur les origines du projet, ses partis pris artistiques et politiques, et la manière dont Playground tisse des liens entre les artistes, les lieux, les publics et les enjeux contemporains.
Danser Canal Historique : Playground fête sa quatrième édition. Comment est né ce festival et quelle est sa vocation ?
Frédérique Latu : Il est né en 2022, dans le territoire le plus jeune d’Île-de-France, avec une intention simple mais essentielle : interroger la place des enfants, des jeunes, de la parentalité et de l’éducation dans le champ culturel. Très vite, nous avons élargi le périmètre à l’ensemble de la région, car ces questions dépassent largement la Seine-Saint-Denis. Playground est une réponse collective à une double demande : celle du territoire et celle des artistes qui investissent de plus en plus la création jeunesse en danse.
DCH : Il n’existait pas de festival de danse jeunesse en Île-de-France ?
Frédérique Latu : Pas de cette envergure. Il y a des saisons, des initiatives locales formidables, mais isolées. Nous avons voulu créer ce moment de visibilité, en coopération avec les lieux partenaires, pour fédérer les énergies et affirmer que la danse jeunesse mérite un espace dédié, ambitieux et exigeant. C’est pourquoi nous nous appuyons sur un réseau structurant : le réseau Play.
DCH : Pouvez-vous nous en dire plus ?
Frédérique Latu : Nous avons créé le réseau Play dès les premières éditions du festival. Il regroupe aujourd’hui une trentaine de structures franciliennes engagées sur les spectacles chorégraphiques destinés aux jeunes publics. C’est un espace de coopération et de veille artistique : nous nous réunissons quatre à cinq fois par an pour échanger sur les créations à venir, les projets en cours, les enjeux de diffusion. Ce réseau permet de connecter les initiatives, de mutualiser les regards, et surtout d’attirer l’attention sur des œuvres qui s’adressent à tous les âges. Il y a aussi des structures complices, qui ne sont pas adhérentes mais qui suivent les travaux du réseau. C’est un outil précieux pour irriguer le territoire, faire circuler les propositions, et renforcer la visibilité de la création chorégraphique jeunesse dans toute l’Île-de-France.
DCH : Comment se construit la programmation ? Qui décide des âges, des formats, des lieux ?
Frédérique Latu : C’est un travail de dialogue constant. Certains artistes créent pour une tranche d’âge précise — Yasmine Hugonnet pour les 5-7 ans, Sylvain Riéjou dès 3 ans — d’autres proposent des pièces non pensées pour le jeune public mais qui peuvent être partagées largement. Dans ce cas, nous échangeons avec les compagnies pour envisager une adaptation. C’est le cas de Silvia Gribaudi avec R.OSA qui s’empare des représentations stéréotypées des corps, ou de Christian Ubl et Gilles Clément avec Vagabondages et conversations qui aborde des enjeux environnementaux et sociaux accessibles dès 8-9 ans.
DCH : Comment travaillez-vous avec les lieux partenaires ?
Frédérique Latu : Chaque lieu a sa propre dynamique. Certains nous donnent carte blanche, d’autres souhaitent une programmation en résonance avec leur territoire. Nous proposons, nous ajustons, parfois ce sont eux qui nous suggèrent des projets. KA-IN de Raphaëlle Boitel avec le Groupe acrobatique de Tanger, par exemple, nous a été proposé par la Ferme du Buisson. C’est une pièce spectaculaire, physiquement engagée, qui parle de la jeunesse marocaine, de ses élans, de ses colères, de ses rêves. Elle incarne une jeunesse bouillonnante, qui revendique sa place dans la société. C’est une œuvre puissante, qui offre une première expérience marquante, notamment pour les jeunes.
DCH : La diversité des formats semble essentielle dans Playground…
Frédérique Latu : Absolument. Nous avons des spectacles grand plateau, petit plateau, in situ, dans les écoles, en extérieur… Nous montrons la danse dans sa pluralité de formes et de corps. C’est aussi une manière de refléter la richesse des récits, des cultures, des manières d’appréhender le monde. Et surtout, sans hiérarchie esthétique : chaque forme a sa légitimité.
DCH : Quels sont les projets phares de cette édition ?
Frédérique Latu : Croquettes d’Hélène Iratchet revient cette année, avec un parcours chorégraphique EAC associé, la Malacha, qui permet aux enfants d’entrer dans l’univers de la pièce, d’essayer les costumes, de jouer les principes chorégraphiques. Le poisson qui vivait dans les arbres de Sylvain Riéjou tourne dans trois lieux. Histoire(s) Décoloniale(s) de Betty Tchomanga, pensée pour les collèges, est une pièce d’une intelligence politique réjouissante, accessible dès 12 ans. Furie de Thomas Chopin aborde le harcèlement avec une esthétique inspirée des films d’horreur type Carrie, très prisée de la « genZ » pour parler des rapports de force à l’adolescence.
Et puis il y a des formats pour les tous petits, comme Chromatique de Louise Baduel pour les 2 ans et demi, qui joue sur les couleurs, les textures, les rythmes, dans une approche sensorielle et immersive. Arome Arome de Bastien Lefèvre et Clémentine Maubon propose une dégustation chorégraphique où chaque saveur est associée à une danse, dans un format cabaret intime. SOCLE VOYAGE (tout public)+ Maison Sorcière (Jeune public) de Clément Aubert nous entraîne dans une traversée où les objets s’animent, au milieu d’un bestiaire fantastique dans une écriture physique et merveilleuse. Et il y a plusieurs créations, celles de Youness Aboulakoul, Sylvain Riéjou, Clément Aubert, Quatre de Bruno Benne était une coproduction des Rencontres, tout comme Histoire(s) Décoloniale(s) de Betty Tchomanga… et pour moi, c’est une réussite de constater que des artistes investissent la création Jeune Public.
DCH : Et sur les esthétiques chorégraphiques, quels partis pris émergent ?
Frédérique Latu : Ce qui frappe, c’est la pluralité des langages. Certains projets sont narratifs, d’autres abstraits, certains très frontaux, d’autres immersifs. Nous retrouvons des écritures très physiques, comme chez Raphaëlle Boitel ou Thomas Chopin, des approches plus conceptuelles comme Echos en couleurs de Youness Aboulakoul, ou des formes hybrides comme Les Songes d’Angèle de Clédat & Petitpierre, qui réactivent des figures surréalistes surgies d’un tableau de Max Ernst, dans des dialogues chantés et chorégraphiés. La danse devient ici un outil de relation, de transmission, de transformation. Elle permet d’aborder des sujets complexes — justice sociale, mémoire, corps discriminés — avec des niveaux de lecture multiples.
DCH : Quel est l’impact de Playground sur le territoire francilien ?
Frédérique Latu : C’est un festival coopératif, imaginé avec les lieux. Certains sont très outillés, d’autres découvrent la danse jeune public grâce au festival. Nous travaillons en sur-mesure, avec des projets qui vont de la simple diffusion à des parcours chorégraphiques sur plusieurs mois. C’est le cas de Bruno Benne, Caroline Breton, Anne Nguyen… L’idée est d’ouvrir des portes, de créer des espaces de rencontre.
En quatre ans, nous sommes présents dans les huit départements d’Île-de-France, ce qui est unique. Et surtout, nous touchons un public très large, à l’image des habitants qui constituent la mosaïque de ce territoire. Les enfants ne viennent pas seuls au spectacle : nous nous adressons à toutes et tous. C’est une manière de dire que les théâtres appartiennent à chacun, que l’art est nécessaire pour se construire, pour dialoguer, pour imaginer le monde autrement.
DCH : Playground porterait-il un message politique ?
Frédérique Latu : Que l’art n’est pas la cerise sur le gâteau. C’est un espace de liberté, de construction, de réappropriation. Les spectacles abordent des sujets cruciaux : justice sociale, justice climatique, discriminations, corps dans l’espace public, mémoire décoloniale… Playground affirme que les enfants et les jeunes ont droit à des œuvres exigeantes, à des récits qui les concernent, à des espaces où ils peuvent penser, rêver, revendiquer. C’est une contribution humble, mais essentielle.
Propos recueillis par Agnès Izrine le 20 octobre 2025.
Festival Playground du 4 au 30 novembre 2025.














