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« Delay the Sadness » de Sharon Eyal

Présentée à La Villette en collaboration avec Chaillot Théâtre national de la danse jusqu'au 6 décembre, cette nouvelle création pour Montpellier Danse de Sharon Eyal et dernière coproduction de Jean-Paul Montanari, orchestre une plongée vertigineuse dans les méandres de l’émotion.

Dédiée à sa mère disparue récemment, cette pièce hypnotique mêle beauté plastique, tension chorégraphique et intensité sonore pour sonder la douleur sans jamais s’y abandonner – mais la « retarder ». Le titre lui-même, Delay the Sadness (retarder la tristesse), emprunté à une chanson hébraïque chère à sa mère, évoque ce fragile équilibre entre la douleur et le mouvement, entre le deuil et la pulsion. Elle ouvre ainsi un espace brut, suspendu, où la danse devient le seul moyen de traverser l’irruption de la mort. Delay the Sadness explore les failles du corps, les élans contrariés, les gestes qui vacillent entre tendresse et convulsion. Sur fond de pulsations électroniques et de cantique funèbre, huit interprètes incarnent une humanité dénudée, traversée par le spectre du chagrin. La tristesse n’est pas évacuée : elle est ajournée, mise en tension, offerte au regard dans toute sa complexité. Ce n’est pas une œuvre autobiographique, mais une offrande, un cri silencieux.


Dès l’ouverture du rideau, l’urgence est palpable. Aucun préambule, aucun souffle préparatoire : les corps s’élancent, les visages tirés par une tension intérieure. Sharon Eyal impose d’emblée une nécessité vitale : celle de danser, coûte que coûte. Et ça commence par une marche, genre Défilé de l’Opéra de Paris en bien plus étrange, avec des ports de bras triomphants ou « à l’Egyptienne » avec les coudes et les poignets cassés, des développés de jambes très croisés, très allongés, des torsions du buste créant un style de « faux profil » surprenant.
Accompagnée de son fidèle partenaire Gai Behar, Eyal plonge dans un processus chorégraphique immersif, où chaque répétition devient une exploration émotionnelle. Le mouvement n’est jamais décoratif : il est vecteur, matière vivante, langage.


Dans cette nouvelle pièce, Sharon Eyal s’éloigne de ses chorégraphies de groupe ultra synchronisées pour explorer des duos plus longs, plus intimes, plus ambigus. Elle s’inspire davantage du ballet classique, tant dans les bras que dans des grands jetés, quelque chose de lyrique, voire même d’un vocabulaire Graham avec contractions et release s’infiltrant dans sa syntaxe. Ce faisant, elle laisse place à l’imperfection, à la faille, à ce qui se détache légèrement de l’harmonie, même si les piétinements haut sur demi-pointes genoux pliés reviennent, mais comme un base sous-jacente. C’est là que l’expressivité des danseurs touche au plus profond. Leurs spasmes, leurs soubresauts, leurs gestes mécaniques donnent à voir une sensibilité mise à nu. Delay the Sadness est une œuvre de passage, de transformation, de confrontation.

Galerie photo Vitali Akimov

Ce principe de transformation progressive se reflète dans la danse : les corps, d’abord dressés dans une posture triomphale, bras écartés, pieds en tension, se plient peu à peu, se contractent, se fragmentent. Le geste devient plus anguleux, plus abstrait, plus incisif.
La chorégraphie se construit dans une tension constante entre fluidité et contorsion, entre légèreté et effondrement. Les huit interprètes – quatre femmes, quatre hommes – évoluent dans une esthétique sculpturale, presque irréelle. Vêtus de justaucorps couleur chair striés de rouge, ils semblent d’abord figés, comme des statues d’albâtre. Puis, les lignes rouges évoquent des veines, des cicatrices, peut-être des blessures, en tout cas une chair à vif, une vulnérabilité exposée.

Galerie photo © Vitali Akimov

La musique de Josef Laimon, construite sur des boucles électroniques et des motifs rythmiques simples, accompagne cette traversée. Elle commence par une valse martelée, empruntée à Khyaam Hague, mais qui évoque terriblement celles de Chostakovitch, puis se densifie, mêlant sons techno, fragments sonores, chœurs et voix chuchotées.

À la fin, elle se superpose au Funeral Canticle de John Tavener, créant un contrepoint sacré à la matière sonore brute. Delay the Sadness ne raconte pas une histoire, elle la suggère. Elle trace un parcours émotionnel, du groupe au duo, du trio au solo, dans une continuité fluide où chaque tableau s’imbrique dans le précédent. Les couples, vainqueurs ou désespérés,  se forment, se fondent, se heurtent. Parfois tendres, parfois nerveux, ils s’agrippent, se soutiennent, se repoussent. La chorégraphie explore les relations interpersonnelles, la répartition des rôles, la violence latente, la sensualité troublée. La beauté et la laideur se frôlent. La douleur n’est pas sublimée, la mort n’est pas transfigurée. Elle est là, dans le cri muet d’un corps tourmenté, dans la bouche grande ouverte, dans la main qui tente de la retenir.

Les lumières d’Alon Cohen accompagnent cette esthétique mouvante avec une précision délicate. Elles sculptent les corps, jouent sur les apparitions et disparitions, sur les projections et les présences réelles. Le plateau, volontairement sobre, devient le théâtre d’un jeu spectral. Delay the Sadness invite à danser avec ses fantômes, à composer avec la tristesse sans s’y engloutir. Le groupe, toujours en mouvement, tend les bras vers le ciel, l’index pointé, comme une question énigmatique. Dans quelle perspective ? À retarder la tristesse, juste un instant ? À suspendre le temps dans un sublime vertige ?

Agnès Izrine
Vu le 16 octobre 2025. Montpellier Danse - la saison 25-26, Théâtre Jean-Claude Carrière — Domaine d'O.  

A voir du 27 novembre au 6 décembre à La Villette, espace chapiteau dans le cadre de la programmation de Chaillot Théâtre national de la Danse.

Distribution
Chorégraphie
: Sharon Eyal
Co-créateur : Gai Behar
Musique originale : Josef Laimon
Conception de l’éclairage : Alon Cohen
Conception des ongles et des bijoux : Noa Eyal Behar
Avec Darren Devaney, Juan Gil, Alice Godfrey, Johnny McMillan, Keren Lurie Pardes, Nitzan
Ressler, Héloïse Jocquevile, Gregory Lau
Directeur des répétitions : Clyde Emmanuel Archer


 

 

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