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Racines à l’Opéra de Paris, Balanchine, November, Wheeldon
Une soirée à triple détente à l’Opéra Bastille réunissait trois chorégraphes dont les sources d’inspiration plongent aux racines de leur histoire, tissant des correspondances inattendues.
La soirée s’appelle Racines. Elle porte bien son nom, car elle plonge profond dans l’histoire de la danse et peut-être même dans l’Histoire tout court car les trois ballets signés George Balanchine, Mthuthuzeli November et Christopher Wheeldon convoquent tous des périodes différentes qui se juxtaposent dans une même œuvre grâce aux inflexions du corps.
À commencer par George Balanchine, dont le Thème et Variations (1947), est une sorte d’apogée du ballet classique tel que le concevait Marius Petipa au Théâtre Mariinski de Saint-Petersbourg. Et d’une certaine façon, tout y figure : de la pompe impériale des lustres en cristal de Venise aux diadèmes des solistes, du bleu décliné en nuances, qui habille toujours le célèbre théâtre. À la fois hommage aux femmes, qui « tiennent » littéralement tout le ballet et à la hiérarchie – la chorégraphie mettant chacun à sa place, huit danseuses du corps de ballet, quatre solistes, deux étoiles (dont une masculine). Les autres hommes n’apparaissant qu’à la fin pour une Polonaise brillante. Mais il serait réducteur de ne voir dans Thème et Variations que le côté classique, et les citations de La Belle au bois dormant. Si Balanchine s’appuie et décline ce vocabulaire, à ses combinaisons les plus virtuoses, la rapidité démoniaque et la difficulté extrême de ces enchaînements ressortissent bien de cette veine américaine.
Celle-là même qui inspirera plus tard un William Forsythe. – y compris avec une pointe d’humour quand les danseuses font frétiller leurs tutus dos au public, rappelant irrésistiblement quelque « cartoon ». Tandis que les ensembles nés d’une danse prise pour son propre objet, ouvriront la voie à la modernité d’un Cunnigham. Il y a des trouvailles formidables, comme cet adage où Valentine Colasante est soutenue par un pas de huit féminin aux entrelacs aussi plastiques que redoutables. Des défis chorégraphiques inouïs, comme ces fouettés enchaînés avec des déboulés suivis de sauts de chats couplés toujours aux déboulés, de la première apparition de Colasante, Paul Marque, son partenaire, n'étant d’ailleurs pas en reste avec ses pirouettes finies en grand rond de jambe à la seconde, ses entrechats et ses cabrioles décalées. Il y a aussi un élan formidable que ne dément pas la musique de Tchaïkovski dirigée par Vello Pänh. Et même si on ne peut s’empêcher de trouver un charme un peu suranné à cette œuvre balanchinienne, on ne peut que saluer son génie chorégraphique qui inscrit la danse à la rubrique des arts majeurs.
Galerie photo © Maria-Helena-Buckley/OnP
Mthuthuzeli November n’est pas Américain, mais Sud-Africain. Pour autant, son Rhapsodies (créé en 2024 pour le Ballett Zurich) sur la Rhapsody in Blue de George Gershwin n’est pas sans rappeler, à plus d’un titre, la danse d’outre-atlantique. À commencer bien sûr par la musique, lancée, selon le compositeur, « au rythme d’un train qui avance », amalgame de jazz, de musique du Nouveau monde, et de vagues accents de la mitteleuropa. La chorégraphie, imaginée par November, est également une sorte d’alliage, entre danse classique, danse de rue et danse africaine – entre autres. Car certains passages – notamment un ensemble de douze danseurs – a indéniablement des accointances avec le West Side Story de Jerome Robbins, tout comme les grands pliés à la seconde couplés à de vastes mouvements de bras évoquent la signature d’Alvin Ailey.

Mais, au-delà de ces assemblages historiques, November a une singularité chorégraphique formidable : Mêlant au swing et à une gestuelle chaloupée la rigueur du classique, il crée une chorégraphie d’une fluidité hors du commun qui conjugue le moelleux à la puissance, des qualités arrêtées à des envolées élégiaques d’une amplitude rare, d’une force intrinsèque impressionnante. Le début où une Letizia Galloni impériale puis Yvon Demol apparaissent dans un espace ouvert est saisissant. Tous deux ont une présence magnétique, un phrasé gestuel éblouissants. Tout comme le corps de ballet qui se déploie comme une ombre autour des protagonistes. Il faut ajouter que le décor – une succession de cadres se déployant ou se rétractant comme un éventail – est particulièrement bien pensé et donne une dimension cinématographique à l’ensemble. Tout comme les costumes qui vont du marron foncé au beige le plus lumineux, et du gris fer au bleu ciel, habillent d’une palette délicate le ballet. Sans parler des éclairages et effets de fumée – tout à fait exceptionnels qui nimbent la pièce d’une atmosphère en trompe l’œil. Cette première apparition de Mthuthuzeli November à l’Opéra Garnier n’est, à coup sûr, pas la dernière !
Galerie photo © Maria-Helena-Buckley/OnP
Enfin, Corybantic Games de Christopher Wheeldon (créé en 2018 pour le London Royal Ballet) s’inscrit également dans ce mouvement de l’histoire ou cette histoire en mouvement. La chorégraphie néoclassique s’appuie sur Serenade de Leonard Bernstein (1954), partition inspirée du « Banquet » de Platon, une série de discours à la gloire d'Éros, célébrant l'amour sous ses différentes formes. Le titre du ballet fait référence à la danse sauvage et euphorique des Corybantes qui vénéraient la déesse phrygienne Cybèle. D’emblée, le rideau de scène bleu aux motifs abstraits blancs nous plongent au début du XXe siècle, quand les artistes plasticiens se prêtaient au jeu de la scénographie. En se levant, il dévoile un décor très abstrait de Jean-Marc Puissant, censé évoquer un temple grec, mais qui ressemble, grâce aux éclairages de Peter Mumford, curieusement à un croisement Mondrian / Rothko étonnant. Les costumes d'Erdem Moralioglu, nous renvoient aux années 30, avec ces jupes plissées transparentes et sa lingerie corsetée pour les femmes, et des collants beige flanqués de rubans noirs pour les hommes.

La gestuelle de Wheeldon est d’une virtuosité sauvage, n’hésitant pas utiliser un langage très athlétique, et des poses olympiques, ou imaginant des fresques féminines comme autant de caryatides d’un Parthénon. Le premier mouvement qui réunit Bleuenn Battistoni et Thomas Docquir donne lieu à un duo fiévreux qui vient s’enchevêtrer dans l’ensemble des danseurs et danseuses aux allures de centaure. On regrettera sans doute que les ensembles d’hommes soient basés sur la force, avec de nombreux sauts obstinés, de grands développés, plutôt violents, alors que les danseuses (autour d’Honhyun Kang, superbe !) héritent de mouvement souples et harmonieux, sur les passages mélodiques de la musique de Bernstein. La chorégraphie tout en angles, le côté « bretelles » du costume masculin, les bras géométriques, les lignes très tenues, nous entraînent parfois davantage vers l’esthétique des « Dieux du stade » des Jeux Olympiques de 1936, que vers l'Olympie de la Grèce antique. Ou rappellent la gymnastique rythmique d’Emile Jaques Dalcroze – mère de la danse moderne.
Galerie photo © Maria-Helena-Buckley/OnP
Le duo réunissant Inès Macintosh et Jack Gasztowtt est un petit bijou de composition avec ses portés surprenants et ses envolées – allant jusqu’à éjecter sa partenaire dans les coulisses ! S’ensuit un mouvement romantique de trois couples (Bleuenn Battistoni - Florent Melac, Silvia Saint-Martin - Honhyun Kang, Thomas Docquir - Pablo Legasa) un peu plus traditionnel dans son écriture, et enfin, un Finale brillantissime aux cadences jazzy qui rappellent – aussi ! – West Side Story, où tous les interprètes entourent une Roxane Stojanov triomphante et éblouissante.
Cette soirée est formidablement composée, tissant des correspondances inattendues, des thèmes qui s’entrecroisent avec l’histoire de la danse, mais surtout entre elles. Il y a une ligne Balanchine, Bernstein, Robbins par exemple, mais on peut en voir de nombreuses autres, comme le rapport de la danse expressionniste allemande avec la modernité européenne, Ballets russes compris, et sans doute encore d’autres Racines !
Agnès Izrine
Vu le 6 octobre 2025 à l’Opéra Bastille. Jusqu’au 10 novembre 2025.
Distributions
Thème et Variations
Chorégraphie : George Balanchine.
Musique : Tchaikovski.
Avec : Valentine Colasante et Paul Marque ; Camille Bon, Naïs Duboscq, Nine Seropian, Apolline Anquetil, Victoire Anquetil, Ambre Chiarcosso, Claire Teisseyre, Tosca Auba, Felicia Calazans, Lucie Devignes, Lisa Gaillard-Bortolotti, Indira Sas, Antonio Conforti, Mathieu Contat, Lorenzo Lelli, Marius Rubio, Max Darlington,Corentin Dournes, Micah Gabriel Levine, Isaac Lopes Gomes, Alexander Maryianowski, Enzo Saugar, Rubens Simon, Samuel Bray
Rhapsodies
Chorégraphie: Mthuthuzeli November.
Musique : George Gershwin.
Avec : Letizia Galloni et Yvon Demol ; Célia Drouy, Emilie Hasboun, Charlotte Ranson, Seohoo Yun, Sofia Rosolini, Axel Ibot, Fabien Revillion, Marius Rubio, Daniel Stokes, Nikolaus Tudorin, Isaac Lopes Gomes, Baptiste Beniere, Éric Pinto Cata, Nathan Bisson, Corentin de Naeyer, Jérémie Devilder.
Corybantic Games
Chorégraphie : Christopher Wheeldon.
Musique : Leonard Bernstein.
Avec : Bleuenn Battistoni et Thomas Docquir (1er mouvement – Premier couple), Silvia Saint-Martin et Pablo Legasa (1er mouvement – Deuxième couple), Hohyun Kang (2e mouvement – Soliste), Inès McIntosh et Jack Gasztowtt (3e mouvement – Pas de deux), Bleuenn Battistoni, Silvia Saint-Martin, Hohyun Kang, Florent Melac, Pablo Legasa et Thomas Docquir (4e mouvement – Soliste), Roxane Stojanov (5e mouvement – Soliste)
Image de Preview : Roxane Stojanoc et Samuel Bray
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