Add new comment
« Giselle », « Le Défilé » et le Junior Ballet : Un soir à l’Opéra.
Chef-d’œuvre du ballet romantique, Giselle, créé par Jean Coralli et Jules Perrot en 1841 à l’Académie royale de Musique – ancêtre de l’Opéra de Paris, ouvre la saison 25-26. Un éternel recommencement… qu’incarne aussi Le Défilé présenté lors de la même soirée tout comme le Junior Ballet de l’Opéra de Paris symbolisait le rôle formateur de l’institution.
« Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change ». Ce célèbre vers du Tombeau d’Edgar Poe de Stéphane Mallarmé pourrait être écrit au frontispice de Giselle, tant ce ballet immarcescible charrie toujours la même force émotionnelle et dramatique, tout en ayant connu plusieurs versions au gré d’une technique toujours améliorée.
Reste que c’est ce qui en fait toute la difficulté.
Giselle doit assumer un double rôle. Imaginée par Théophile Gautier : reine des vendanges très païenne au premier acte et ombre immatérielle très chrétienne au second, il fallait une danseuse d’exception pour incarner ce paradoxe dansant. Carlotta Grisi, créatrice de ce personnage féminin de « fantôme métaphysique » était aussi une ballerine sensuelle et piquante, bref « la bacchante chrétienne » idéale !
Mais ce n’est pas tout. Elle doit aussi avoir suffisamment de talent dramatique pour jouer la fameuse « scène de la folie » de la fin du premier acte et être crédible. Ses partenaires masculins n’étant pas en reste. Le rôle d’Albrecht, particulièrement trouble, devant exprimer une certaine profondeur psychologique à travers des choix d’interprétation, Hilarion ayant également un éventail de possibles à sa disposition
Lors de la représentation du 30 septembre 2025, Sae Eun Park dansait Giselle, accompagnée par Germain Louvet (Albrecht/Loïs), Arthus Raveau (Hilarion) et Roxane Stojanov dans la Reine des Wilis.
Sae Eun Park a une technique presque infaillible, des équilibres admirables, des tours impeccables. Sa variation du premier acte est brillante, même si ses descentes de pointes sont un peu brusques. Au deuxième acte, sa rapidité dans les entrechats, sa légèreté dans les sauts, la font voler littéralement au-dessus du plateau. Une prouesse technique exceptionnelle, qui, certainement, traduit admirablement le dessein de Jules Perrot quand il chorégraphia ces entrechats, et ces grands jetés. Tout est parfait. Mais, dans Giselle la virtuosité n’est pas essentielle. Il faut une faille dans cette jeune femme que l’amour ravage. En campant au premier acte, une très jeune fille, innocente et heureuse de se voir courtisée par Albrecht, prince déguisé en paysan, et au deuxième acte, une figure de fantôme un peu trop évanescente, elle a créé un personnage qui manque un peu d’épaisseur et de puissance dramatique. Dans la fameuse « scène de la folie » on l’aimerait un peu plus tragique, même si la retenue dans la douleur est certainement préférable à certaines interprétations par trop exubérantes.
C’est également un peu le cas d’Arthus Raveau qui personnifie un Hilarion jaloux et violent qui manque sans doute de nuances. En revanche Germain Louvet nous a époustouflé. Son interprétation tout en style, en finesse, alliée à une technique d’airain force l’admiration. Il nous livre un Albrecht très ambigu. Jouant le jeune mâle, vaguement cynique, un peu hautain, ayant trouvé à sa portée une proie facile, il se révèle, à la fin de l’acte, amoureux malgré lui, dévoré de chagrin par inadvertance, prêt à abandonner sa superbe et son rang – trop tard. Ce qui lui permet d’enchaîner avec un Prince amoureux, rongé de remord, concentré et grave, au second acte, où sa vélocité et son talent le font resplendir. À la fois d’une énergie folle dans sa variation, et dans ses entrechats intrépides, et d’une mélancolie bouleversante autant dans son arrivée près du tombeau, que dans le duo final, il est un Albrecht exceptionnel.
La Myrtha de Roxane Stojanov est impériale et éthérée à souhait. Combinant avec intelligence une souplesse harmonieuse des bras avec une raideur du buste, des poses délicates avec un visage fermé, elle règne sans partage sur le royaume des Wilis !
Ces Wilis ondulantes et silencieuses, le corps légèrement porté en avant, le cou allongé, les bras suspendus, bougeant comme un seul organisme en mouvement, fondent le succès de ce ballet. Incarnant des créatures désincarnées et abstraites, tout en exprimant mystérieusement le regret d’une vie retranchée par la danse, ce sont elles qui rendent ce ballet si émouvant, si inoubliable, si précieux. Irréelles et flottantes, emportées dans leurs voiles et leur sauts plus légers que l’air, elles dessinent, littéralement le cadre de ce ballet.
Lors de cette soirée d’ouverture, Giselle était précédé de Requiem for a Rose, une création d’Annabelle López Ochoa pour le tout nouveau Junior Ballet de l’Opéra de Paris que nous avons déjà chroniqué [lire notre critique]. Mais depuis juin dernier, les progrès du Jeune Ballet sont remarquables. Ils ont tous gagné en assurance et en qualités techniques, ce qui leur permet de se laisser aller davantage dans une interprétation qui ne manque pas d’esprit.

Et comme d’habitude, Le Défilé sur La Marche des Troyens de Berlioz ouvrait la saison chorégraphique de l’Opéra de Paris par un geste aussi simple que chargé de sens : la descente du plateau par l’ensemble du Ballet, depuis les plus jeunes élèves de l’École jusqu’aux Étoiles. Ce rituel, instauré par Serge Lifar en 1958, condense, en quelques minutes, l’histoire, la doctrine et la transmission qui structurent la compagnie. L’apparition de la première élève de l’École de danse, surgissant du fond du Foyer de la danse pour rejoindre l’avant-scène, donne le signal. Elle incarne à elle seule l’idée de filiation, de passage, de promesse. Derrière elle, c’est toute une institution qui se déploie, dans un cadre rigoureusement établi.

Ce moment, à la fois protocolaire et solennel, chargé d’émotion, cristallise une tradition singulière : celle d’un corps de ballet qui se montre dans son intégralité, dans une hiérarchie assumée et un ordre revendiqué, comme pour tout défilé.
Il offre au public une vision panoramique du Ballet. Il ne s’agit pas d’un spectacle, mais d’une présentation : une manière d’affirmer « ce que nous sommes », sans artifice ni narration. Le Défilé rappelle que l’Opéra de Paris est une maison de formation autant que de création, et que chaque danseur, quel que soit son rang, appartient à une même lignée. C’est cette continuité, cette architecture vivante, que le Défilé donne à voir — et à ressentir.
Agnès Izrine
Vu le 30 septembre à l’Opéra Garnier. Giselle, jusqu’au 31 octobre 2025, Palais Garnier.
Catégories:






















