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Rebecca Journo : l’art du geste amplifié

Inspirée par le cinéma expressionniste et les techniques de bruitage, la chorégraphe explore les alliances sensibles entre geste et texture sonore, dans une forme courte, dense et poétique. Entretien avec une artiste qui façonne l’étrangeté à partir du quotidien.

DCH : Comment est née cette création intitulée Bruitage  ?
Rebecca Journo
 : Ce qui nous a attirés, Mathieu Bonnafous et moi, c’est la continuité avec notre travail précédent. Depuis quelques créations, nous explorons la synchronisation en direct entre le geste et le son, cette manière de créer une image hybride, sonore et visuelle. Bruitage pousse cette recherche plus loin, en réponse notamment à Les amours de la pieuvre, qui reposait entièrement sur la fabrication du son en direct. Ici, nous avons voulu aller plus loin dans l’exploration de matières concrètes, d’objets, en nous inspirant du bruitage cinématographique. L’idée, étant de chercher des textures, des bruits minuscules, pour donner vie à l’image. Comme au cinéma, où le son participe pleinement à la construction de celle-ci.

DCH : Mais le bruitage implique aussi un écart entre le son tel que nous l’entendons, et l’imaginons, et sa source réelle…
Rebecca Journo :
Oui, c’est tout l’intérêt. Le bruitage est un collage, une illusion. L’objet qui le produit n’a souvent rien à voir avec ce qu’il représente. Ce détournement crée une magie, une étrangeté qui nous fascine. Et ce procédé inspire aussi notre recherche chorégraphique et dramaturgique : comment détourner un objet, même s’il n’est pas présent sur le plateau ? Dans Bruitage, les objets sont ordinaires, glanés dans des brocantes, des bric-à-brac. Rien de spectaculaire. Mais on cherche les sons qui peuvent dialoguer avec le corps, sans pour autant sonoriser le corps. C’est une recherche de mariages heureux entre geste et son.

DCH : La gestuelle est-elle détournée de la même façon ?
Rebecca Journo :
Le son ne correspond pas littéralement à ce qui est montré. Mais nous cherchons des alliances qui fonctionnent, qui créent une cohérence. Contrairement au cinéma, où le réalisme est poussé très loin, le spectacle vivant impose des contraintes. Le live ne permet pas la même précision. Mais c’est justement de ces contraintes que naît la richesse du projet. Nous partons des objets, des bruits qu’ils produisent, puis nous cherchons les gestes. Le son devient le moteur de la recherche. C’est lui qui impulse le mouvement.

DCH : Combien êtes-vous sur scène  ?
Rebecca Journo :
Nous sommes deux. Mathieu est au son, en direct, et moi je suis au geste. Les objets sont présents sur scène, dans une boîte. La scénographie est très simple : une boîte équipée de micros, dans laquelle tout le paysage sonore est produit en direct. Ce qui impose un resserrement d’échelle : tout est petit, limité. On ne peut pas multiplier les objets. Chaque geste est restreint par cet espace réduit. On a poussé cette logique jusqu’à un certain paroxysme.

DCH : Y a-t-il une fiction dans Bruitage  ?
Rebecca Journo :
Il y a toujours une forme de narration, même si elle n’est pas linéaire. Ce sont des collages de petites fictions, des fragments qui cherchent une cohérence. Ce n’est pas une histoire lisible au premier degré, mais il y a des narrations internes, des lignes qui traversent le spectacle. Ce qui guide l’écriture, ce sont les rythmes, les textures, les sensations, et le dialogue entre nos deux médiums. La fiction est aussi un moyen de créer un lien avec le public. Nous voulons que chacun puisse se raconter quelque chose, même si ce n’est pas forcément ce que nous nous sommes raconté.

DCH : Et la lumière  ? Ne joue-t-elle pas toujours un rôle important dans vos pièces ?
Rebecca Journo :
Oui, avec Jules Bourret, le créateur lumière avec lequel je travaille depuis plusieurs projets, nous avons conçu la boîte comme un élément lumineux. Elle est éclairée de l’intérieur, les objets deviennent eux-mêmes sources de lumière. C’est à partir de là que la lumière se développe. Pour Bruitage, je me suis plongée dans l’univers du cinéma expressionniste allemand des années 1920. Ce cinéma très contrasté, un peu désuet, parfois horrifique, nous a inspirés. Le bruitage convoque déjà l’imaginaire cinématographique, donc cette esthétique s’est imposée naturellement. Nous avons travaillé sur le contraste entre la boîte, le corps et l’espace, sur le jeu de couleurs et de lumières entre ces éléments.

DCH : Et le costume  ?
Rebecca Journo :
Le costume a été conçu avec Coline Ploquin, avec laquelle je collabore depuis longtemps. Nous avons cherché du côté des poupées, des pantins, des corps rafistolés. L’idée du corps-objet, du corps-pantin, s’est imposée. Le costume est un montage, un collage de différents éléments, comme un corps de poupée fabriqué de bric et de broc. Avec la maquilleuse nous avons travaillé sur un maquillage expressif, qui évoque aussi le cinéma expressionniste. Le corps est statique, les gestes sont minimalistes, donc le maquillage prend tout son sens. Il participe pleinement à la création de l’univers.

DCH : Ce corps-pantin, c’est une figure récurrente dans votre travail…
Rebecca Journo :
Oui, c’est une base. Le geste est manipulé, impulsé par une force extérieure : ici, le son. Le corps est un objet animé, un corps mort qu’on réanime, comme un vieux jouet sorti du grenier. C’est une narration imaginaire qui nous a guidés. Et bien sûr, il y a le paradoxe de la marionnette : manipulée, mais aussi manipulatrice. Le danseur comme marionnette de génie… C’est une idée que j’aime beaucoup. Dans Bruitage, le corps ne peut bouger sans le son. C’est vraiment l’enjeu du projet.

DCH : La pièce dure 35 minutes. Ce format court est-il un choix  ?
Rebecca Journo :
C’est un choix assumé. Avec les outils que nous utilisons, il est difficile de produire en grande quantité. Je préfère une forme courte, mais où chaque élément est à sa place. Je continue à me demander si tout est nécessaire, et à épurer. C’est une forme dense, honnête, qui respecte les contraintes du projet.

DCH : Vous êtes désormais artiste associée à l’Atelier de Paris. Qu’est-ce que cela change pour vous  ?
Rebecca Journo :
C’est une étape importante. Cette association nous structure en tant que compagnie. Nous restons une petite équipe, nous faisons tout nous-mêmes : production, diffusion, administration. Être associée à un lieu comme l’Atelier de Paris nous permet de nous projeter avec plus d’assurance, d’imaginer des projets plus ambitieux, de penser des actions culturelles sur mesure. C’est un socle, un cadre, un port d’attache. Et ce n’est pas seulement un soutien matériel ou financier. C’est aussi un accompagnement plus profond, un dialogue, des conseils. On peut discuter de nos projets, inventer des formats un peu décalés, comme des formes immersives. Ce lien avec le lieu est essentiel.

Propos recueillis par Agnès Izrine en septembre 2025.

Création à l’Atelier de Paris les 10 et 11 octobre 2025

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