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Judith Jamison, "l'immortelle"

Judith Jamison est décédée le 9 novembre 2024, des suites d’une brève maladie, à l’âge de 81 ans. Nous rendons ici hommage à cette légende de la danse, pilier de l’Alvin Ailey American Dance Company.

Elle était déjà comme statufiée, dans une photo immortelle1. Pourtant Judith Jamison n'était pas éternelle et a disparu, le 9 novembre à New York, quoiqu'elle semblât éternelle.Sur la jambe gauche, la droite impeccablement levée jusque bien au-dessus de la ligne des épaules, bras droit tendu, le long de la tête, une flottante longue jupe blanche habillant cette jambe dressée comme une voile immaculée dont n'émergeait qu'un pied nu, et, au dessus d'un justaucorps ajusté pareillement sans tache, un visage, comme celui d'une idole et empreint de gravité. La main gauche, comme une fleur sombre ouverte sur le devant du corps.

La photo (ci-contre) de Jack Mitchell (1925-2013), a fait de Judith Jamison une sorte d'icône et a définitivement statufié la danseuse dans son rôle de muse d'Alvin Ailey (1931-1989).

Peu importe que la photo ait été prise bien des années après la création de ce solo, Cry créé le 4 mai 1971, que le chorégraphe dédiait à « toutes les femmes noires partout dans le monde, en particulier nos mères » : sa puissance a définitivement associé la danseuse, à l'Alvin Ailey American Dance Theather et à son fondateur. Ce qui est à la fois limitatif et parfaitement juste.

Née le 10 mai 1943, à Philadelphie, Judith Jamison a littéralement donné un visage à ce mouvement de reconquête des scènes et de la danse afro-américaine intitié par Katherine Dunham (1909-2006) et dont Alvin Ailey fut le héros. A ce titre, Cry, a fait figure d'étendard. Un solo de 17 minutes, éprouvant autant sur le plan physique que mental, et dont les interprètes forment un club spécial. Elles se baptisent elles-même "Cry girls" et se partagent les rituels complexes nécessaires à la préparation de la représentation autant qu'à la récupération une fois sortie de scène. Judith Jamison, qui disait n’avoir pas filé tout le ballet avant la première elle-même, en disait : « Si j’avais su à quel point cette danse était difficile, je ne serais pas montée sur scène. ». Pourtant la danseuse a déjà une sacrée carrière derrière elle quand elle s'y confronte !
Enfant de la communauté afro-américaine de la grande ville de Pennsylvanie, elle joue du piano et du violon et apprend la danse classique dès l'âge de 6 ans. Elle entre à la Judimar School of Dance, école ouverte en 1948, par Marion Durham Cuyjet et de sa fille Judy dans le centre-ville. A l'époque, avant le mouvement des droits civiques, les danseurs afro-américains n'étaient pas acceptés dans la majorité des formations en danse classique… Mais grâce à ces initiatives la jeune fille va acquérir un excellent bagage technique qu'elle approfondit, étudiante, à la Philadelphia Dance Academy, apprenant modern dance et claquettes et surtout s'imprégnant de la technique de Katherine Dunham (1909-2006). Celle-ci a fondé, dès 1930, sa compagnie, Ballet Nègre, la première compagnie de danseurs et danseuses afro-américains, et à l'issue d'un intense travail de terrain dans les Antilles, et les Caraïbes, a mis en évidence le fond commun des danses des diasporas africaines en Amérique. Ce travail théorique et artistique très novateur nourrit une véritable affirmation chorégraphique identitaire dont, comme Alvin Ailey, lui-aussi disciple de Dunham, Jamison, bien qu'un peu plus jeune, est la dépositaire. Le parcours de la jeune danseuse se situe donc dès son origine dans le contexte de la revendication culturelle afro-américaine. Mais Judith Jamison ne s'y limite pas. 

Elle débute sa carrière professionnelle à New York comme artiste invité à L'American Ballet Theater, le 23 mars 1965, pour Les Quatre Maries d'Agnes De Mille (1905-1993), au New York State Theater. Elle est aussi interprète au Harkness Ballet (1964–1975), compagnie fondée par la philanthrope Rebekah Harkness ; l'un des chorégraphes de cette compagnie s'appelle Alvin Ailey… Celui-ci a fondé sa propre compagnie, Alvin Ailey American Dance Theater (AAADT) en mars 1958 et depuis 1960 avec la création de sa pièce Revelations, retourne, dans une logique d'affirmation très révolutionnaire pour l'époque, l'iconographie traditionnelle des plantations. En 1965, Judith Jamison rejoint ce foyer d'affirmation de la culture afro-américaine. Elle y fait valoir sa présence sculpturale, son infaillibilité musicale et l’intensité passionnée de ses interprétations qui peuvent transformer de l’intérieur une chorégraphie.Puis il y a Cry, cadeau d'anniversaire d'Alvin Ailey à sa propre mère. Le solo est composé de trois parties, la première sur Something about John Coltrane d'Alice Coltrane, la deuxième sur Been on a Train de Laura Nyro et la dernière avec West Harlem chantant Right On, Be Free. La danseuse représente toutes les femmes noires, dépeignant leurs origines africaines, les épreuves qu'elles ont endurées. La sensation est immédiate et Jamison assurée dans son rôle de muse d'Alvin Ailey.

Mais cette position ne la satisfait pas complètement et elle est invitée par d'autres chorégraphes, attirés par sa force d'incarnation. Elle tient le rôle de la femme de Putiphar dans La Légende de Joseph à l'Opéra d'État de Vienne le 11 février 1977, dans une chorégraphie de John Neumeier et pour le Ballet du XXe Siècle, Le Spectre de la rose de Maurice Béjart. À chaque fois, sa présence phénoménale s'impose. Elle joue dans la comédie musicale Sophisticated Lady de Michael Smuin, de 1981 à 1983 (767 représentations !)…

En 1988, Judith Jamison lance sa propre compagnie, The Jamison Project. Mais Alvin Ailey meurt le 1er décembre 1989 à New York, victime de l'épidémie de SIDA. À la demande du chorégraphe, Judith Jamison accepte de reprendre la compagnie, comme celui-ci l'avait fait à la mort de Lester Horton (1906-1953). Sous sa direction, la troupe maintient l'héritage d'Alvin Ailey mais sait aussi progresser et s'ouvrir. Judith Jamison dirige le financement et la construction d’un imposant immeuble moderne, en plein Manhattan, qui sera inauguré en 2005, où elle regroupe la compagnie, la junior compagnie et l'école, et anime cet ensemble jusqu'en 2011 quand elle transmet le flambeau au chorégraphe Robert Battle.
Elle est l'autrice de plusieurs chorégraphies : Rift (1991), Hymn for Alvin Ailey (1993, pièce qui reçoit un Emmy Award), Riverside (1995), Sweet Release (1996), Echo : Far From Home (1998) et Love Stories (2004). Elle a publié son autobiographie, Dancing Spirit en 1993 et a été mariée au danseur portoricain Miguel Godreau (1946–1996), celui que l'on appelait «the Black Nureyev»… Et la photo de Jack Mitchell la fige dans la légende de la danse pour l'éternité !

Philippe Verrièle

1: Michelle Obama, soulignait qu’une photo de Jamison, dans Cry, était la « seule œuvre d’art qu'ils avaient dans [leur] maison ».

 

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