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« Thisispain » de Hillel Kogan
Sous ce mot-valise en anglais se cache, en ce moment au théâtre du Rond-point, la « pièce chorégraphique » de Hillel Kogan, interprétée par l’auteur et Mijal Natan.
Qui dit chorégraphie dit danse – danse écrite, destinée à être présentée ou représentée sur les planches. Qui dit pièce dit théâtre. Celui du Rond-point programmant essentiellement des spectacles dramatiques, circassiens, cabaretiers, la danse-théâtre, à défaut de danse tout court, ressortit de son cahier des charges. Qui dit théâtre dit texte – au commencement de tout opus est donc le verbe. Dans Thisispain, la parole a d’ailleurs tendance à prendre le pas sur le geste. Le duo Kogan-Natan fonctionne à merveille, le premier ayant mis au point une forme de monologue n’appartenant qu’à lui, un stand-up comique (ce n’est pas un pléonasme, par les temps qui courent) dans lequel, sans transition ni temps mort, les mots se transforment à vue en actes.
En actes, en sketches, en saynètes, bref, en performance au sens où l’entendait déjà Victor Hugo dans L’Homme qui rit : « [Ursus] était propriétaire d’une lanterne, de plusieurs perruques, et de quelques ustensiles accrochés à des clous, parmi lesquels des instruments de musique. Il possédait en outre une peau d’ours dont il se couvrait les jours de grande performance ; il appelait cela se mettre en costume. Il disait : J’ai deux peaux ; voici la vraie. Et il montrait la peau d’ours (…) le soir venu, le panneau avant-scène s’abaissait, le théâtre s’ouvrait, et la performance commençait. »
La performance ou, si l’on veut, la conférence dansée de Hillel Kogan a pour point de départ son engouement pour le flamenco, qui date d’un atelier dans cette discipline artistique durant sa formation en danse contemporaine. Ce souvenir est évoqué et quantité d’autres, analysés avec une certaine ironie. Ce one man & one woman show fait appel au vécu personnel, selon ce que l’universitaire Idit Suslik nomme une « position autoréflexive ». La faconde et l’enjouement calembouresque de Kogan se cristallisent et se déclinent à partir des mots-clés du titre : Spain et Pain – l’hispanité et la souffrance qui caractérisent le cante andalou. Pain n'aura ici ni le sens argotique hexagonal de torgnole ni celui de miche ou de baguette qu’on trouve par exemple dans le titre du film de Buñuel sur les Hurdes, Terre sans pain (1933).
L’excellente bailaora Mijal Natan accompagne le choréauteur dès le début du show et ne le quitte qu’au pénultième tableau, emportant dans ses bras les « peaux d’ours » de danseuse andalouse, un échantillonnage multicolore de batas de cola. Humblement, elle laissera le dernier mot – et la chute finale – à Hillel Kogan. Malgré quelques longueurs, quelques redites, notamment dans les allusions à l’opéra ainsi qu’à la figure de Carmen, le show séduit les spectateurs venus en nombre jusqu’à Franklin-Roosevelt. Le rire est le produit du dire. Car Kogan propose peu de gags vraiment visuels. Lorsqu’il s’habille en bailaora, abordant par ce moyen la question du genre, la salle s’esclaffe. Elle continue à rire, mécaniquement, lorsqu’il change de registre. Il s’interroge avec esprit sur son identité de juif ashkénaze pris pour un Séfarade ou bien, avant même d’ouvrir la bouche, pour un Espagnol ou un Italien. Jamais, en tout cas pour un gitan.
Est fait allusion au sujet du passeport : Mijal Natan, descendante d’un couple germano-marocain, a l’embarras du choix en la matière ; le chorégraphe devrait pouvoir obtenir un passeport espagnol, la loi de ce pays ayant voulu réparer l’expulsion en 1492 des Juifs de Castille et d’Aragon ; il lui resterait à convaincre les autorités que Kogan est synonyme de Cohen. La gitanité, passeport pour le flamenco, ne saurait être acquise par simple conversion même si un payo comme Vicente Escudero, affranchi par les gitans fixés à Valladolid, est devenu une des plus importantes figures de cet art et un théoricien du baile flamenco masculin. Par la qualité de son braceo, de son taconeo et par sa prestance, une danseuse comme Mijal Natan n’a rien à envier aux grandes bailaoras actuelles.
Quoique Kogan traite des clichés du flamenco, il ne produit pas une énième espagnolade, une parodie de cet art populaire qui a acquis au siècle dernier ses lettres de noblesse. Les palos traditionnels sont exécutés avec aisance par les deux artistes. Moins expérimenté que sa partenaire, Hillel Kogan donne cependant le change. Nous découvrons au passage que depuis une trentaine d’années la danse flamenca est pratiquée non seulement en Amérique et au Japon mais aussi en Israel. Chorégraphiquement parlant, Kogan fusionne flamenco et contemporain, baile et ballroom – les pas et passes arabo-andalouses se changeant à un moment en mouvements de voguing. La démo rythmique superposant le décompte, par la bailaora, des temps de la soleá aux commentaires de son alter ego constitue le punctum de la pièce. Le dernier chant de Kogan, interprété a capella, avec un effet de réverbération, est particulièrement émouvant.
Nicolas Villodre
Vu le 9 novembre 2024 au Théâtre du Rond-point, à voir jusqu'au 17 novembre.
A voir le 20 novembre 2024 dans le cadre de Plein Phare IN LE THEATRE DE L'HOTEL DE VILLE, Grande salle (sans balcon) Production : Le Phare - CCN du Havre Normandie
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