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« De Fugues… en Suites… » par Salia Sanou
Salia Sanou crée une œuvre de référence sur la musique de Jean-Sébastien Bach avec des interprètes d’exception.
Peut-il en être autrement ? Quand Salia Sanou propose une création, quelque chose de l'histoire de la danse contemporaine africaine s'invite dans le regard. On ne peut pas avoir été défricheur comme il le fut sans que la perception n'en soit affectée. Or, cette création plutôt intime quoiqu'il n'y danse pas, dit le désir de mouvement d'un grand artiste, indifféremment à toute autre considération.
Il est parfaitement légitime, même quand on tient de la référence quasiment historique, de souhaiter rester dans une démarche personnelle. Ainsi Salia Sanou, depuis 1992, avec son confrère Seydou Boro d'abord, puis séparément, peut-il incarner le dynamisme de la danse contemporaine africaine, est-il fondé à refuser le rôle « d'Africain de service », de caution de bienveillance à l'encontre des cultures non-occidentales. Il se veut artiste, il est chorégraphe et se moque de savoir si sa démarche correspond à ce qu'une certaine « bonne conscience de la mauvaise conscience » projette sur lui. Ainsi ce sextuor féminin composé par un créateur qui a plus de vingt ans de carrière derrière lui ne doit se regarder pour ce qu'il est et non pour ce que les attendus du moment, ce que l'historien des mentalités Pierre Laborie, dans un contexte très différent c'est vrai, appelle « la vulgate ».
Galerie photos © Laurent Philippe
De Fugues… en Suites… défie les explications confortables et doit inciter à revenir à l'œuvre pour ce qu'elle exprime de son concepteur, à commencer par le début : le casting. On ne le répétera jamais assez, le premier talent d'un chorégraphe est de savoir choisir ses danseurs… Force est de reconnaître que pour cette pièce le mélange des compétences, des physiques, des parcours, est particulièrement intéressant. Dans cette version, la Colombienne Dalila Cortes, formée au CNSMDP de Paris, interprète pour (LA) Horde ou Fouad Boussouf, a remplacé Elisabeth Gahl qui venait du Washington ballet via Gloria de José Montalvo ! Mais sont bien présentes la Franco-Malienne Awa Joannais, en congé sabbatique de l'Opéra de Paris, avec Elithia Rabenjamina, danseuse malgache formée à Epsedanse d'Anne-Marie Poras, ainsi qu'Emma Bertaud (France) et Alina Tskhovrebova (Ukraine) que le chorégraphe a rencontrées tandis qu'il donnait des cours au CNDC d'Angers ; quant à Ida Faho, danseuse burkinabè – bouleversante dans le Kalakuta Republik (2016) de Serge-Aimé Coulibaly- et qui vit à Lyon, c'est une fidèle. Il y a un sens à détailler ces parcours, ils témoignent d'un refus de s'enfermer à la fois dans une technique et dans « une manière de couleur locale africaine » ; ces parcours affirment visiblement – parce que les physiques témoignent aussi de cette diversité des cursus et des expériences – la marque d'un désir d'échapper à la « vulgate »… Ne pas être le chorégraphe africain qui confronte sa technique aux danseurs occidentaux, ou l'inverse !
Alors Bach. Évidemment, dès que l'on évoque le Cantor, l'Afrique, la danse, ressortent des chromos à la Albert Schweitzer (1875 -1965), le médecin-pasteur-musicologue passionné de Bach installé à Lambaréné (Gabon) et des « mixes » à la Hugues de Courson (le disque Lambarena – Bach to Africa -énorme tube de 1993- et « mémorable album mariant la musique classique de Jean Sébastien Bach et celle des polyphonies et des rythmiques complexes des Pygmées de la forêt équatoriale gabonaise »…). Désolé, l'histoire est plus simple et prosaïque. « Quand nous étions danseurs chez Mathilde Monnier [avec Seydou Boro], tous les ans nous avions un stage avec Janet Elizabeth Panetta (1948 - 2023) [immense pédagogue disciple de Margaret Craske] qui utilisait beaucoup la musique de Bach que j'ai découverte à cette occasion et qui pour moi est donc associée à ce travail sur la danse » explique Salia Sanou. La pièce De Fugues… en Suites… se situe donc dans la logique d'une exploration du mouvement via les nuances musicales des interprétations. Les contrepoints utilisés (provenant de L'Art de la Fugue et interprétés par Zhu Xiao-Mei et Célimène Daudet) précède les gigues (dont une Loure, gigue lente présente dans la Suite Française n°5) jouées par Bruce Liu non comme des réflexions sur la puissance spirituelle de la construction contrapuntique dans la musique occidentale, mais simplement pour leur puissance d'évocation corporelle. La musique de Bach fait danser… Et il y a une gigue dans chacune des suites.
La création de Salia Sanou se lit alors comme l'impact émotionnel de la musique sur le mouvement. Elle débute au centre d'un cercle lumineux par une interprète dont la houle rythmique subtile du contrepoint soulève discrètement le bras droit, s'achève par un tutti à l'unisson ou se construit par groupes (3/3 ou 4/2) qui se répondent sur la kora de Toumani Diabaté (1965 – 2024) emportant la structure de Bach dans des sonorités que ce dernier n'avait certainement pas prévues, mais lui conviennent fort bien.
Entre ces deux « moments », la pièce avance par transmission du mouvement, onde qui comme le mistigri passe de l'une à l'autre des interprètes, pour des temps pas nécessairement en solo mais toujours centrés sur une figure à laquelle le groupe répond jusqu'à ce que le collectif se reforme (très explicitement comme une ligne serrée où les danseuses se retiennent entre elles). Un parcours qui passe donc de l'intégration individuelle d'une jubilation du mouvement nourri de la pulsation de Bach, au partage collectif de celle-ci. Que cela soit au clavier avant de finir à la kora en étant passé par le balafon n'importe guère, il faut y suivre l'aventure corporelle des interprètes au cœur de la pulsation.
On mentionnera que Salia Sanou a co-remporté (avec Seydou Boro) le prix des Deuxièmes Rencontres Chorégraphiques de l’Afrique et de l’Océan Indien à Luanda et le prix « Découverte » RFI Danse 98 pour Figninto, (l’œil troué), que les deux compères ont créé la Termitière, CDC de Ouagadougou (2006), que La Clameur des arènes (trois danseurs, cinq lutteurs et quatre musiciens ; 2014) ainsi que Du Désir d'horizon (2016) [notre critique à lire] sont deux grandes pièces sur les réalités africaines. On soulignera que la danse contemporaine africaine n'aurait pas été ce qu'elle est sans Salia Sanou. On se permettra aussi, si l'envie prend de relire cette critique, du moins mentalement, d'en supprimer toutes les occurrences de l'adjectif « africain ». Cette pièce n'a pas besoin de ce qualificatif. C'est juste une belle œuvre !
Philippe Verrièle
Vu le 5 novembre au Théâtre de la Ville, salle des Abbesses, Paris et jusqu'au 9 novembre.
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