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« La Mégère apprivoisée » de Jean-Christophe Maillot

En signant pour le Bolchoï, en 2014, une adaptation de La Mégère apprivoisée, Jean-Christophe Maillot voulait profiter d'une chance unique de travailler avec des danseurs exceptionnels. La reprise par Les Ballets de Monte-Carlo représentait un pari risqué, parfaitement gagné par cette toute nouvelle distribution où brille une révélation : Juliette Klein.

Malgré son défilé de portraits réjouissant, son intrigue simple et cynique, La Mégère apprivoisée (The Taming of the Shrew), comédie la plus souvent jouée de William Shakespeare n'a pas fait l'objet de beaucoup d'adaptation chorégraphique. La réussite de John Cranko en 1969, sur une musique adaptée de Scarlatti, a comme impressionné les successeurs potentiels et il fallut attendre 2014 pour que Jean-Christophe Maillot, sur commande du Ballet du Bolchoï, en propose une nouvelle approche. Vicissitudes et géopolitique ont rendu cette version inaccessible, mais Les Ballets de Monte-Carlo, qui a repris l'œuvre dès 2018, en propose une nouvelle distribution pleine de verve et de vigueur qui donne une saveur particulière à l’œuvre. Une version qui témoigne aussi d'une dimension du talent du chorégraphe rarement mise en valeur : son humour.

Cette Mégère s'appuie donc sur le thème de la comédie que Shakespeare aurait écrit au début des années 1590, c'est à dire au moment où la Commedia dell’arte est en plein développement en Italie et irrigue, via le théâtre de foire, l'imaginaire européen. Et il faut lire cette adaptation sous cet angle : un mélange d'Harlequin et de Lenski (le héros malheureux d'Eugène Onégine – autre figure d'un ballet de Cranko !) que l'origine russe initiale de la commande explique. Le livret de Jean Rouaud n'a guère cherché d'explications psychologiques au delà de l'intrigue de Shakespeare – par exemple sur l'étrange relation du père à ses deux filles qui pourrait expliquer la « rage » de la fameuse mégère – mais juste une succession de scènes de genre soulignant les traits saillants des caractères. Tout cela s'éloigne assez de la profondeur psychologique des grandes œuvres narratives du chorégraphe (Roméo et Juliette (1996) ou La Belle (2001)) mais magnifie cette vivacité stylistique volontiers ironique qu'il a exploitée dans Casse-Noisette Circus (1999) ou Le Songe (2006), sa propre version du Songe d'une Nuit d'été. Le choix musical a également joué dans ce glissement grinçant vers une Commedia dell'arte stylisée.

Pas de partition musicale de référence pour The Taming of the Shrew (le titre original de la comédie, pour rappel). Le premier en avoir fait un ballet fut un certain Maurice Béjart (en 1954 pour le Ballet de l'Étoile) sur un arrangement d'air de Scarlatti : un choix comparable à celui de Cranko quinze ans plus tard. Hormis un Kate's Rag de Luis Falco créé pour sa compagnie en 1980 resté sans suite, l'œuvre a encore moins tenté les compositeurs que les chorégraphes. Quelques partitions lyriques existent, mais sans avoir franchit le temps. La plus intéressante version musicale pourrait être celle, assez lointaine, de Cole Porter pour Kiss Me Kate (1948), aussi respectueuse de l'original de Shakespeare que West Side Story l'était du Roméo et Juliette !

Aussi, le choix de Jean-Christophe Maillot d'un montage de pièces de Chostakovitch souligne paradoxalement cette étrange cocktail de comédia-del-arte-shakespeariano-musical-in-broadway : paradoxale car ce n'est pas le Chostakovitch auteur de ballet qui a été convoqué ; pas plus que celui dramatique et grinçant de Lady Macbeth, mais celui des suites Jazz, des clins d'œil à la comédie musicale, de la dérision et de la moquerie. Infiniment plus subversif que Scarlatti quoique beaucoup moins italien, évidemment ! Ainsi il ne faut pas se laisser détourner par l'élégance stylisée des décors d'Ernest Pignon-Ernest ou la subtilité plastique des éclairages de Dominique Drillot. Ces deux-là, vieux complices du chorégraphe, s'embarquèrent avec lui pour la collaboration avec le Bolchoï sans rien abandonner de leur styles qui n'a rien de grinçant ni de moqueur, mais ont tissé l'écrin visuellement typique du Maillot « sérieux » pour que celui-ci s'en détache. Cette Mégère tient donc, plus que toute les autres pièces de son auteur, du registre de l'auto-dérision.

Rapidement dressée, la trame en deux actes repose sur les ressorts de la comédie de mariage. Baptista a deux filles, tout le monde veut épouser la seconde, Bianca, mais il faut d'abord « caser » la première, Katharina, une peste notoire : la mégère. Survient Petrouchio [sic], boyard soiffard et beau mec, qui fait céder l’acariâtre rétive, pas si fâchée que cela de s'abandonner après, au second acte, une comédie de plus ou moins bon goût à laquelle la belle feint succomber… Et à la fin ce couple qui a renoncé à tout jeu social en remontre à tous les autres. Un capital d'ironie auquel Jean-Christophe Maillot a cédé avec délectation. Tout l'intérêt de cette nouvelle distribution (presque tout le monde débute dans son rôle) est de souligner cette dimension parodique. Le jeu se doit d'être outré, mais jamais grotesque, parodique mais jamais loufoque ou saugrenu, désinvolte mais d'une précision absolue. Une succession d'exigences contradictoires difficiles à surmonter et qui le sont présentement… Les hommes tiennent leur place. Petrouchio, rustre et somptueux, brille d'un éclair sombre et tient le choc. Plus falots, mais les rôles l'exigent, les autres garçons témoignent d'une technique sûre mais forcent leur jeu. Le père, Baptista [Jaat Benoot] ne parvient pas à dégager l'assurance et l'autorité d'un «maître de maison» : il est trop «beau jeune homme» pour y faire croire. Les filles emportent l'affaire. Bianca [Lou Beyne] qui connaissait déjà le rôle, minaude et laisse parfaitement sentir que la douceur affichée cache «une toison d'oursin» comme écrivait Brassens. La Gouvernante [Lydia Wellington] en fait beaucoup et forte d'un abattage hors du commun tire son rôle vers le Kiss me Kate évoqué plus haut. La Veuve [Laura Tisserand] parvient, malgré que le personnage arrive dans l'intrigue sans grande rime ni raison, à imposer cette figure de pudeur qui se libère des contraintes dans la permissivité générale ; une belle interprétation de sensualité retenue.

Mais surtout, cette Mégère dispose d'un atout absolu : Juliette Klein. Une jeune danseuse de 23 ans qui s'est laissée pousser les jambes, rencontre improbable de Sylvie Guillem pour l'amplitude du mouvement et de Bernice Coppieters (muse du chorégraphe et ci-devant maîtresse de ballet de la compagnie) pour la force et la sensualité, avec un peu de gouaille canaille à la Renée Jeanmaire (dont la jeune Juliette emprunte un rien de la coupe de cheveux). Un mélange qui fait du rôle de la fameuse mégère Katharina une garce aussi définitive qu'irrésistible, un fantasme de dominatrice exaspérée et une femme-enfant. Sa puissance en fait craindre pour l'intégrité des «pauvres garçons» qu'elle malmène. Sa laxité et la fluidité du mouvement donne à ses démêlées du premier acte avec Petrouchio la magie d'un numéro de contorsion. Son abandon sensuel à tomber dans le second acte pousse la scène du lit jusqu'à celle de Roméo et Juliette.

Brillante comédienne, Juliette Klein parvient a faire ressentir qu’elle adhère au thé-fantôme conjugal dans leur maison vide, tout en n’y croyant pas une seule seconde : faire sentir que l'on joue le jeu de jouer, c'est assez fort ! Régionale de l'étape (elle est née à Menton) et entrée dans la compagnie en 2020 à l'âge de 18 ans, cette Juliette Klein témoigne d'une assurance et d'une maîtrise qui laisse augurer du meilleur. Tout ce qu'elle donne sur scène tient de la composition et donc du talent. Il ne devrait pas se passer longtemps avant que «le patron» ne lui compose un rôle à sa mesure, que l'on pressent immense.

Philippe Verrièle

Vu le 15 septembre 2024, Gare du Midi, dans le cadre du festival Le Temps d'Aimer.

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