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Aina Alegre : Réverbérations

Directrice du CCN de Grenoble depuis janvier 2023, Aina Alegre dévoile Réverbérations, huitième volet de sa série Études, à la Ménagerie de Verre lors du festival « Les Inaccoutumés ». Ce solo, centré sur un duel avec une batterie, explore le geste de la frappe et le rythme corporel. 

Danser Canal Historique : Que représente pour vous cette suite de pièces très épurées ?

Aina Alegre : Réverbérations fait partie d’une série de formes mobiles et légères que je mène en parallèle à mes pièces de groupe. L’idée de ce solo a germé pendant que j’étais en train de travailler sur mon solo R-A-U-X-A [lire notre critique]. Je me souviens avoir constaté que, dans mon travail, le geste du martèlement et de la frappe revenait souvent. Il y a dans ma danse un besoin intrinsèque de produire du rythme ou du son avec le corps, et d'aller chercher le support nécessaire. Généralement c’est le sol. Mais il y a d'autres possibilités. Aussi R-A-U-X-A est né du désir d'imaginer un spectacle dont le point de départ serait une recherche un peu plus anthropologique sur le geste du martèlement. Il était passionnant de voir comment l'acte de frapper existe un peu partout, et depuis très longtemps. J’ai donc voulu faire de cette recherche un projet en soi. Mes Etudes permettent de creuser mes sujets au-delà de la seule production d'une pièce de groupe pour le théâtre avec un temps restreint. Pour une Etude, je peux me donner le luxe de chercher sur une durée indéterminée. Et ce travail de recherche vient au final nourrir mon écriture chorégraphique et mon imaginaire.

DCH : Vers quels horizons vous a amenée cette recherche sur le martèlement ?

Aina Alegre : Je suis allée rencontrer des personnes qui pratiquent différentes formes de martèlement, dans la danse, mais aussi dans l'agriculture par exemple, et d'autres gestes de travail. Je l’ai fait parce qu’à ce moment-là j'avais besoin de sortir du studio pour rencontrer la parole de non danseurs, et de voir comment ils s'expriment au sujet de leurs gestes quotidiens ou de leurs pratiques. J'ai rencontré, des interprètes qui effectuaient des danses catalanes , notamment avec des bâtons. Je me suis également  entretenue avec ceux qui exécutent des danses populaires basques. Toutes ces rencontres ont donné Fandango et Autres danses, l’Etude que je viens de présenter au Festival d'Avignon. Mais j'ai aussi croisé des gens qui ont un rapport au tambour pour des pratiques chamaniques. Ces paroles sont devenues le moteur de la matière chorégraphique. D'où le désir que les Etudes restent toujours à un niveau performatif, avec la possibilité de les présenter dans un festival ou un contexte spécifique, se frottant à un espace non dédié, public, comme un garage, un cloître, un jardin ou un musée.

DCH : Pour quelles raisons relevez-vous précisément le défi de Réverbérations, que vous décrivez comme un « duel avec une batterie » ?

Aina Alegre : Après This Is Not (an act of love & resistance) [lire notre critique], mon spectacle avec les trombonistes, j'ai vraiment souhaité continuer à travailler autour de la figure de l'instrumentiste-femme et j'ai imaginé une nouvelle Etude, la huitième, nommée Réverbérations, à partir de récits de musiciennes batteuses. Et j’ai imaginé ce projet comme un duel entre l'instrument et moi-même. Il fallait donc que je me confronte à lui, que je travaille sur comment faire corps avec lui, comment l'apprivoiser, comment faire duo, comment le battre dans le sens percussif du terme, et comment la danse peut produire le son, puisque c'est une danse qui se fabrique avec l'instrument. Je suis seule, face à la batterie puisque la recherche ne s'est pas posée à un endroit où je danse sur la musique.

DCH : Vous y affrontez quel type de batterie ? Acoustique ou électrique ? Et comment vous en servez-vous ?

Aina Alegre : C'est une batterie acoustique classique avec caisse claire, cymbale, charleston, tom basse et grosse caisse. Et c'est vraiment intéressant dans sa différence avec des pièces très élaborées qui nécessitent un savoir-faire au niveau de l'écriture, que ce soit pour le son, la lumière ou le mouvement. Dans cette Etude, je revendique au contraire le potentiel de l'autodidactisme. L’idée n'est pas de voir à quel point je sais bien jouer de la batterie, parce que ce n'est absolument pas intéressant. Il s’agit plutôt de voir comment, justement, avec mon approche, ancrée plutôt dans le mouvement et la danse, je viens activer cet instrument de façon très empirique. Il s'agit de le marteler pour voir quelle est la qualité du geste qui peut naître à travers lui La frappe me situe dans un endroit du geste, de la répétition, du rebond, de la musique du corps et de l'énergie qui va vers une forme de transe ou d’exutoire. Les instruments se trouvent au centre du plateau et moi je les entoure, je les contourne, je m’y frotte, je les enveloppe, je m'y confronte, je les touche, je les fouette…

DCH : En parallèle, vous travaillez sur Fugaces, une création prévue pour mars 2025, en hommage à la bailaora flamenca Carmen Amaya, l’une des figures majeures de cette danse au XXe siècle. Par contre, pour vous qui travaillez tant sur les traditions catalanes, une excursion en Andalousie n’est-elle pas contre-nature ?

Aina Alegre : Pas du tout ! Carmen Amaya était gitane, mais Barcelonaise et Catalane !

DCH : Tout de même, j’imagine que ce n’est pas la raison principale pour laquelle vous vous intéressez à Amaya ?

Aina Alegre : Ce que je révèle dans cette nouvelle pièce, c'est une sorte d'amour ou fascination pour la figure d’Amaya. Seulement, comme le titre l'indique, cette figure est fugace, à commencer par le fait que j'ai un souvenir très vague de la première fois qu'elle a marqué mon esprit. Je ne sais pas pourquoi ni comment je la connais, mais je vois très bien sa danse. Elle est en moi depuis que je suis petite et j'ai toujours visualisé son énergie, sa force. C'est une mémoire qui a beaucoup nourri mon désir de danse, même si je n’ai jamais pratiqué le flamenco, Carmen Amaya fait partie de mon matrimoine en danse. C'est une pionnière qui a su transformer cet art, en développant le zapateado féminin et en portant des pantalons. Elle est sortie d'une idée très traditionnelle du flamenco et a explosé les codes. Ensuite, Fugaces, soit aussi la possibilité d'une grande mise en œuvre de mouvement collectif pour qu'Amaya nous traverse, de manière "fugace".

DCH : Si tout est fugace, comment approchez-vous le personnage pour lui consacrer cet hommage ?

Aina Alegre : Il y a un désir de me confronter à ce qui reste dans les archives la concernant, et de la rendre visible puisqu’elle est vraiment une artiste qui n'a pas, à mon sens, eu assez de visibilité. Si à Barcelone on la connaît très bien, aucun musée ne lui est consacré et les archives la concernant sont gérées par une chercheuse à Barcelone, Montse Madridejos, de manière autodidacte, et non professionnelle. Et pourtant, elle a influencé beaucoup d'artistes.

DCH : Quelle forme va donc prendre ce spectacle, pour lequel vous entamez en octobre 2024 une résidence à La Briqueterie CDCN du Val-de-Marne ?

Aina Alegre : Quant à la forme du spectacle, j’avais envie de travailler sur une danse de groupe, donc ce n'est pas un solo, mais une pièce avec huit interprètes. L'idée est de la convoquer par une danse collective, de l'invoquer presque comme un fantôme pour voir comment elle peut infuser nos corps. Mais bien sûr, l'idée n'est absolument pas de reproduire sa danse.

DCH : Y a-t-il un côté documentaire dans Fugaces ? Utilisez-vous des images d'Amaya ?

Aina Alegre : J'ai pris le parti d’éviter une relation trop directe avec les images et autres documents. Il n'y a donc aucune image d'elle dansant le flamenco. Par contre nous travaillons avec des critiques consacrées à ses œuvres, même si dans l’ensemble, y a peu d'analyse, parce qu'en général il y a moins de travail écrit sur le flamenco que sur d’autres formes de danse. Les seules images que nous utilisons dans Fugaces viennent de films dans lesquels Amaya a joué à Hollywood, où elle était une figure exotique, une "Gypsie". C’était surtout un personnage très intéressant, en tant que figure catalane du flamenco. C'est-à-dire qu'elle vient d’une famille gitane du quartier populaire de la Barceloneta, famille qui a pu, à travers l’art de Carmen, sortir de la misère et échapper à la guerre civile et au franquisme. On l'appelait La Capitane, puisqu’elle a réussi à travers son art à devenir l'entrepreneuse de sa propre carrière et de sa compagnie, et à faire vivre toute sa famille. C’est à partir de 1947, à son retour en Europe qu'elle a commencé ses tournées européennes, au Théâtre des Champs-Elysées et tant d’autres. Et l’expérience de tous ces voyages l’a aidée dans la création d’un flamenco hybride.

DCH : Elle est morte jeune, et elle nous dit peut-être  à quel point la vie est fugace, d’autant plus que la sienne était très intense...

Aina Alegre : Il est vrai que je ressens un besoin de partager son histoire également pour cette raison. On dit qu’elle ne s'arrêtait jamais de travailler et on rapporte qu’elle affirmait « si je ne danse pas, je meurs ». Et c’était vrai ! Quand elle est revenue à Barcelone, après toutes ses grandes tournées, on a découvert qu'elle avait une insuffisance rénale et qu'en dansant beaucoup, elle avait fait fonctionner ses reins. Et au moment où elle a arrêté de danser parce qu'elle n'y arrivait plus, par fatigue et en raison de sa maladie, elle s'est très vite éteinte. Son histoire, est donc aussi sa relation à la survie à travers la danse.

DCH : Parlons maintenant du Centre chorégraphique national (CCN) de Grenoble dont vous partagez la direction avec Yannick Hugron. Comment s’est passé le début de votre mandat, depuis votre prise de fonctions en janvier 2023 ?

Aina Alegre : Nous avons traversé une première période qui a été marquée par la venue d’artistes et leurs projets. Donc, ça donne déjà une couleur artistique, une identité à ce nouveau projet pour la maison. L'un des événements majeurs a certainement été la pièce participative pour 110 personnes, Parades & Désobéissances, créée dans une première version au Festival de Marseille en 2023, et reprise à Grenoble en juin dernier. C'était passionnant à vivre puisque de tels projets s’ancrent dans le territoire du CCN et permettent une rencontre très immédiate, très concrète entre les équipes artistiques, les participantes, la population et les équipes permanentes du CCN.

DCH : Vous avez surpris le monde de la danse puisque vous partagez la direction du CCN avec un danseur. Comment s’articule cette collaboration ?

Aina Alegre : Nous expérimentions depuis un an et demi une nouvelle forme de binôme ou de direction à deux métiers pour codiriger le CCN, sans pour autant piloter la compagnie ensemble. En tout cas, nous continuons à penser que c'est une forme de gouvernance extrêmement intéressante pour ce genre de lieu, car, du fait de notre différence d'approche, nous ne portons pas les mêmes types de projets. Ce qui nous permet d'être encore plus disponibles à toutes les missions d’un CCN. Yannick Hugron travaille beaucoup à la réflexion de la formation et sa mise en place, ainsi qu’à l'accompagnement des artistes associés et en résidence, mais aussi sur nos liens avec nos partenaires. Je trouve qu’il est extrêmement intéressant de continuer à explorer ce type de gouvernance et les manières de se répartir les différentes missions d’un CCN. Ensuite, je mène une réflexion sur l'avenir du CCN en tant que lieu imaginaire. Mais c'est un grand sujet et je pense qu’il est encore trop tôt pour en parler en détail.

Propos recueillis par Thomas Hahn

Du 6 au 8 novembre 2024, Festival Les Inaccoutumés, à La Ménagerie de Verre, Paris

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