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Tânia Carvalho : « Mysterious Heart »
La première rencontre entre la Portugaise et la compagnie Tanzmainz tend un miroir déformant à nos émotions.
La coïncidence n'a rien d'une folie : Le Louvre annonce une exposition sous le titre Figures du fou (1), au moment même où nous sommes envahis par le cœur mystérieux (Mysterious Heart) de Tânia Carvalho, d'abord au festival Cadences à Arcachon et ensuite à Paris, au Théâtre de la Ville. Si l’exposition au Louvre s'intéresse avant tout à la peinture et à la littérature, du Moyen Âge aux romantiques, la danse a pourtant son mot à dire dans cette affaire, à l’heure où de plus en plus de spectacles sont consacrés à la Danse de Saint-Guy qui perturba la vie publique à Strasbourg, en 1518, dix ans après la parution de l'Éloge de la folie d'Érasme.
Un flashmob au Louvre ? Voilà qui complèterait à merveille les analyses proposées dans le cadre de Figures du fou et la présentation du spectacle de François Chaignaud, Petites Joueuses. Mais on y imagine tout autant quelques vidéos de spectacles de Tania Carvalho, tirées de Mysterious Heart voire de son superbe Oneironauta [lire notre critique]. La liberté de mouvement et de ton - des couleurs des costumes au chant - chez Carvalho sont les mêmes que celles revendiquées au Moyen Âge par les « fous du roi », avec leur marotte et leurs oreilles d'âne, jusqu'aux Artaud, ou Buster Keaton et autres Coluche, pour leur esprit de provocation et leur statut schizophrène de marginaux jouissant de moult privilèges sociaux. La présence du « fou » rappelle aux autres que leur « normalité » n’est qu’une construction, une apparence, une fiction. On rappellera au passage que la compagnie Tanzmainz est implantée à Mayence (Mainz), l’un des fiefs (avec Cologne) du carnaval allemand.
Le Brun et le mystère des émotions
Mysterious Heart met en scène la compagnie Tanzmainz, parfaitement préparée à l'univers de Carvalho par les créations répétées que lui offrit Sharon Eyal. Avec l’Israélienne comme avec la Portugaise, on sort du quotidien pour entrer dans un monde mystérieux. Où l’on vit un rapport immédiat à certaines émotions et sensations qui, dans la vie « civilisée », sont à maîtriser voire à réprimer pour, justement, ne pas être perçu comme « fou ».
Pour Mysterious Heart, Carvalho s'est inspirée des dessins de l’illustre décorateur de Versailles, peintre du Roi-Soleil. La référence à Charles Le Brun(1619-1690) n’est par ailleurs pas fortuite, Carvalho revendiquant un héritage baroque, particulièrement présent dans Mysterious Heart. Et elle souligne que le terme de baroque vient du mot « barrocco » qui signifie, à l’origine et en référence à la perle de l’huitre, « tordu » ou « tortueux ». Sans parler de l’acception de… « fou » !
Et si elle cite comme référence les Expressions des passions de l'âme, d'autres dessins de Le Brun s'apparentent à ce que nous appelons aujourd'hui le morphing, technique informatique permettant, par exemple, le glissement entre deux visages en infusant les traits de l’un dans l’autre. Le Brun y fusionnait des portraits humains avec des têtes d’animaux, comme s’il saisissait un morphing à mi-chemin. Ce qui n’est pas sans rappeler la création de personnages animaliers dans les traditions carnavalesques les plus archaïques et directement liées aux transgressions et états de folie. Aussi le « fou » avance sur le même terrain humano-animal, et on ne l’imagine pas sans grossir les traits des expressions de l'âme.
Le visage comme miroir grossissant
Dans leurs ambiances rappelant les Bacchanales, les tableaux vivants de Mysterious Heart, composés de figures à la fois bouffonnes, baroques, animales et mystérieuses, ouvrent donc une voie parallèle pour aborder son univers, habituellement associé à une réinterprétation contemporaine de l'expressionnisme. Entre liberté onirique et cauchemar, exubérance carnavalesque et grimaces grotesques, chaque interprète de Mysterious Heart arbore des extensions des ongles aussi monstrueuses que sensuelles, repères supplémentaires dans les tableaux vivants composés par leurs ralentis collectifs.
Tantôt le vent souffle ou un événement imaginaire perturbe leur carnaval aux couleurs brésiliennes. Tantôt ils rencontrent un maître de musique baroque, tantôt la danse classique. Au gré des événements, ils réagissent aux forces et influences surpuissants par des états émotionnels différents, voire contraires. Un tel se fige dans l’horreur, une telle se cabre dans le rire. Pas étonnant alors si Carvalho évoque « le mystère de nos émotions, qui ne sont pas toujours logiques ou explicables ». Et même si elle insiste sur le premier tableau et d’autres moments qui sont faits de « danse pure » où « toute expression est naturelle », il reste qu’à partir des tableaux collectifs avançant au ralenti, le miroir grossissant des émotions prend rapidement le dessus.
Des ralentis à Arcachon ?
Au festival Cadences à Arcachon, l’effet fut manifeste. Et divisa le public en deux parties, plus ou moins égales. Stupeur chez les uns, plaisir de la découverte chez les autres. Silence vs. applaudissements scandés. A Cadences aussi, les goûts du public évoluent vers les écritures contemporaines et Mysterious Heart en fut le révélateur. C’est le moment où il devient intéressant d’ajouter à une programmation de qualité mais consensuelle de premiers éléments perturbateurs, tels les tableaux grotesques et ralentis de Carvalho. Du jamais vu à Arcachon ? « Il y a longtemps, nous avons présenté Sankai Juku et c’était un succès », remarque Benoît Dissaux, le directeur artistique.
On s’en doutait, et l’accueil par le public, beaucoup plus unanime, l’a confirmé : Au Théâtre de la Ville, où l’on présente depuis des années la compagnie Tanzmainz (dans les chorégraphies de Sharon Eyal) et les créations de Tânia Carvalho, l’univers de la Portugaise s’offre à des convaincus qui comparent Mysterious Heart à ses créations précédentes, avec sa propre compagnie ou avec le Ballet national de Marseille et analysent la logique, la densité dramaturgique, les langages chorégraphiques et autres ingrédients de la recette Carvalho x Tanzmainz. Ce qui ne tourne pas à l’avantage de cette création carnavalesque made in Mayence. Mais Carvalho avait, par ses créations précédentes, mis la barre très haut.
Thomas Hahn
Vu le 21 septembre 2024, Arcachon, L’Olympia (festival Cadences) et le 25 septembre 2024, Paris, Théâtre de la Ville Sarah Bernhardt
(1) Du 16 octobre 2024 au 3 février 2025 au Louvre.
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