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Nina Laisné, une artiste hors pair : entretien
Nina Laisné, allie dans son travail cinéma, musique, et art contemporain. Elle s’intéresse aux identités marginales qui évoluent dans l’ombre de l’Histoire officielle et aux traditions orales des croisements et déracinements. En créant Una baguala oscura, elle révèle une grande pianiste, Hilda Herrera, un danseur exceptionnel, Néstor ‘Pola’ Pastorive, ainsi que tout un pan de la culture argentine assez méconnue en France. Nous avons demandé à cette artiste plurielle, de nous en parler. Entretien.
Comment est né ce spectacle à la croisée de différents médiums artistiques ?
C'est un projet qui est né du désir de partager la musique d'Hilda Herrera avec le public européen. C'est une figure qui, pour moi a été essentielle dans ma construction personnelle, mon apprentissage musical. Elle m'a ouvert les yeux sur la richesse des musiques traditionnelles en Argentine. Je l’ai rencontrée très tôt dans mon parcours puisque j'avais neuf ans. Quand elle venait en tournée en France, nous nous retrouvions régulièrement. Et c'est une femme, qui, par son art, a une singularité et une ouverture d'esprit sur de nouvelles formes, sur de nouvelles approches, mais qui nous fait sentir également la force des racines et de l'histoire de ce pays. Elle a rayonné à l'international grâce à ses compositions qui ont été interprétées par de grands chanteurs et chanteuses, comme Mercedes Sosa. Mais, en Europe, on ne connaît pas trop son héritage.
De ce fait, il était important pour moi de partager ce choc artistique qui a été à l'origine de tout mon parcours musical, et de trouver la bonne manière de partager ce répertoire-là alors qu’elle est toujours vivante. À 92 ans aujourd'hui, elle a une très belle trajectoire et continue à jouer et à donner des concerts mais bien entendu elle ne voyage plus à l'international. D’où ce désir de penser une forme scénique autour de son répertoire, mais sans sa présence physique au plateau. Ça a été le principal défi de ce projet et je réfléchissais à cela depuis plusieurs années, sans trouver la clé.
Comment avez-vous résolu ce problème ?
j’ai rencontré, Néstor ‘Pola’ Pastorive, qui est un extraordinaire danseur issu des danses traditionnelles, des zapateos. Comme pour la musique, ce sont des danses qui ont des racines foisonnantes et multiples qui peuvent être développées par le mouvement, mais qui ont été bien souvent cadenassées par des formules un peu archétypales et souvent très nationalistes. Et c'est vrai que la façon dont ‘Pola’ décloisonnait le geste m'a bouleversée. Il l'emmenait vers d'autres influences, des figures beaucoup plus libres, beaucoup plus intuitives. Il m’a semblé une sorte d'équivalent, une sorte de traduction de la liberté d'Hilda, mais dans la chorégraphie et dans la danse. Soudain, ce rapprochement entre ces deux personnalités m’est apparu évident, et donc la forme qui se dessine au plateau est un dialogue entre la danse de Néstor ‘Pola’ Pastorive qui est vivante et très concrète et la présence immatérielle d'Hilda qui passe par la vidéo et par des enregistrements mais qui construit malgré tout un vrai duo au plateau puisque tous ses zapateos, proviennent et sont tissés entre les notes d’Hilda.
Comment intervient Néstor ‘Pola’ Pastorive dans cette création ?
Néstor ‘Pola’ Pastorive est un élément très central, un virtuose du zapateos, avec toutes ces percussions au sol, très différentes de celles du flamenco. Et il a un rapport à l'équilibre et aux postures de jambes très complexes. Là où le flamenco a quelque chose de plutôt dans le haut du corps, la danse du nord-ouest de l'Argentine se passe plutôt dans des torsions de jambes, des postures de chevilles cassées, des choses qui viennent aussi de la culture des gauchos, qui est la culture rurale, des gardiens de vaches qui montaient à cheval avec ces jambes arquées, ces bottes et cette manière de faire résonner le sol, de se faire soulever la terre. Dans ce spectacle nous avons construit des chorégraphies et un nouveau vocabulaire avec ‘Pola’ qui puiserait dans des danses de couple mais qu’il interprète avec une absence, celle, matérielle, d’Hilda mais aussi un repli plus intérieur, comme s’il dansait avec des éléments. Il y a beaucoup de danse de mouchoirs aussi, de foulards dans lesquels on fait sentir aussi une matérialité de l'air, des choses flottantes. Et ça participe à matérialiser cette absence, cette mélancolie et ce rapport au déracinement aussi, par moments.
D'où vient le titre, Como una baguala oscura ?
En fait, c'est un petit extrait, un vers d'un des poèmes qu'Hilda a mis en musique, la Zamba del Chaguanco, une des musiques les plus connues de son répertoire. Ce chant parle d'une personne, plutôt issue des communautés autochtones, plutôt bûcheron, exploité par d'autres oppresseurs, et qui, toute sa vie, travaille dur dans la forêt et a le corps totalement brisé. Son corps, dans ce poème, se confond peu à peu avec la nature, et devient arbre, écorce, flotte dans l'air. Et un des vers parle de sa silhouette presque désincarnée, en fin de vie, épuisée, éreintée, et dit « la peau de Juan, flotte dans l'air comme une baguala obscure ». Et la baguala est un chant autochtone, une voix qui s'élève dans la forêt ou que l’on chante du haut des montagnes, un chant séculaire, enraciné vraiment dans les populations autochtones. Et cette évocation nous semblait importante dans ce spectacle parce qu'à la fois elle reliait, elle tissait ce lien avec toute cette culture rurale et fascinante, mais très souvent malmenée, opprimée, laissée de côté. Il existe un fil conducteur dans ce spectacle qui est une forme de gravité, un rapport à la finitude, à l'épuisement, à la mort, qui se dilue petit à petit, mais c'est aussi un thème très présent dans l'œuvre d'Hilda, dans les poèmes qu'elle a souhaité mettre en musique.
Ce rapport au folklore qui n'est pas nationaliste, n’est-il pas aussi, dans l’ancien contexte argentin que l'on connaît de dictature, un manifeste politique qui pourrait aussi nous concerner ?
Oui, c'est une forme de résistance. Il est vrai qu'Hilda, a été même une figure de résistance très concrète puisque pendant la dictature la quasi-totalité de ses textes et ses musiques ont été censurés, interdits d'être interprétés. Elle pouvait diffuser des versions instrumentales mais certainement pas faire entendre les paroles. En Argentine, ce folklore est toujours très vivant, très interprété, très célébré, mais il est trop souvent laissé aux mains de conservateurs, de nationalistes, et aujourd'hui, les formes dans lesquelles il subsiste, majoritairement, sont tout de même un peu porte-drapeau, et cristallisent une sorte de personnalité nationale qui serait le « gaucho », bien blanc de peau, fort, et droit dans ses bottes. C'est une sorte de mythe totalement erroné, qui ne correspond pas du tout à la réalité du territoire. Donc, Hilda a été une précurseuse en mettant en lumière ces racines-là. ‘Pola’, dans sa danse, continue à le faire. Et aujourd'hui, présenter un spectacle qui non seulement redonne une place à ces folklores qui sont méconnus. Car en Europe, quand on parle de zapateos, ou de danse folklorique hispanique, très souvent on pense au flamenco, aux cultures espagnoles, mais voilà en Argentine il y a une richesse rythmique qui est extraordinaire. Porter cette voix aujourd'hui sur des scènes européennes c'est aussi un acte de résistance pour montrer d'autres regards sur ces répertoires.
Vous parlez de cultures espagnoles au pluriel, ce rapport avec elles n’est-il pas très présent dans toutes vos œuvres ?
Oui, c'est vrai. Je pense que c’est venu par cet amour pour la culture argentine. Simplement, petit à petit, je me suis rendu compte que la beauté des musiques folkloriques, c'est d'avoir des racines très multiples, très diverses. Et il est toujours très complexe de retrouver l'arborescence, les chemins par lesquels sont passées ces musiques. Mais, à travers l'observation de ces répertoires, les recherches de paroles, de mélodies, qui ont navigué, se sont métamorphosées, que l’on retrouve trois siècles plus tard à un autre endroit, dans des dialectes aussi différents , permet aussi de suivre l'histoire de ces pays, de ces cultures qui se sont croisées et ça rejoint l’Histoire officielle, celle des oppressions, du colonialisme, mais aussi des formes de résistance plus souterraines et qui sont souvent des cultures rurales, autochtones.
Et tout ce terreau-là, nous arrive aujourd’hui dans des formes très croisées très hybridées, mais avec une force pour penser notre présent et notre monde aujourd'hui. Quand je regarde toutes ces cultures espagnoles puisque je viens du continent européen et je connais celles du continent latino-américain, c’est peut-être une manière de comprendre notre histoire à différents niveaux en déterrant des strates qui sont restées, sans doute, un peu trop enfouies
Vous avez rencontré Hilda Herrera à 9 ans en concert, mais comment vous avez réussi à tisser cette relation avec elle finalement?
En fait c'est le hasard de la vie. Mon professeur de guitare, Miguel Garau, a été en couple avec la fille d'Hilda pendant un temps. Quand elle venait en Europe en tournée, elle habitait chez lui à Bordeaux pendant plusieurs semaines et elle faisait des concerts dans toute la région. Il m'emmenait tous les voir et dès qu’elle était sur le territoire français je n'ai jamais raté un seul d’entre eux. Elle est venue de nombreuses fois tous les deux, trois ans, et nous avons partagé des moments de plus en plus informels.
Elle m'a toujours identifiée comme une élève assez importante de Miguel ; peu à peu, une sorte de transmission s’est établie. À l'adolescence j'ai commencé à m’ouvrir aux musiques traditionnelles anciennes d'Europe, les partitions baroques… et plus tard, en 2008, je suis partie en Argentine prendre des master classes avec Hilda et faire un travail de recherche. À partir de ce moment ça a créé un autre lien, et elle est devenue une personne importante, même dans ma production puisque le tout premier film que j'ai réalisé en 2011 avait pour bande originale la musique d'Hilda. Donc voilà, elle a été là sur la première forme visuelle que j’ai créée.
Votre spectacle a une forme aussi d'installation d'une certaine façon puisqu’il y a ce rapport à la vidéo qui change aussi le rapport avec le danseur sur scène. Est-ce une nouveauté pour vous de mêler votre travail scénique et votre écriture visuelle ?
C'est quelque chose de très nouveau pour moi parce que tout en étant aussi vidéaste et réalisatrice avec une production visuelle et des expositions, c'est la toute première fois que j'invite la vidéo sur le plateau. Pour moi c'était très un défi risqué pour que la vidéo ne soit pas juste une ouverture technologique dans laquelle on perdrait la sensibilité, la présence d’Hilda si solaire… Et en même temps, je voulais mettre en valeur cette parole historique, documentaire. Il fallait donc trouver l'endroit dans laquelle cette brèche pouvait se glisser. L’écran doit être un objet visuel, mais sans prendre le pas sur la parole qui est rapportée au plateau. Il fallait aussi trouver le bon rapport d'échelle, entre ‘Pola’ physiquement présent, avec le son de son corps, et le bon dosage de la présence à l'image. Hilda intervient raconte beaucoup d'anecdotes entre les morceaux, elle est un peu comme une narratrice qui viendrait chapitrer un peu notre trajectoire.
Propos recueillis par Agnès Izrine
Como una baguala oscura, Théâtre national de Chaillot, jusqu’au 29 septembre 2024.
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